Bienvenue sur mon blog. "Irving Rutherford", c'est mon pseudo, et c'est aussi un roman feuilleton qui paraît tous les mardis. Je sais pas vous, mais moi je déteste les écrivains qui racontent leur vie, même si c'est un peu ce que je fais. Alors du coup j'arrive pas à m'empêcher de rajouter deux ou trois trucs en plus, pour agrémenter le quotidien.
Si c'est votre première visite, je vous invite à lire un épisode ou deux. Chacun peut se lire indépendamment, mais le tout est relié par une continuité, et les vieux épisodes sont gardés dans les archives.
Je souhaite une bonne lecture aux nouveaux lecteurs comme aux habitués.


27 juillet 2010

45. Roger nous dit adieu


« Vous appréhendez les échecs avec philosophie »
Xavier me dit que ce résultat c'est bien la preuve que ce magazine est un gigantesque foutage de gueule, et que je ferais mieux de m'en tenir là. Mais un nouveau test « Qu'est-ce qui vous motive vraiment ? » attire mon regard, et malgré moi je me remets à cocher des cases frénétiquement.
J'ai passé une bonne partie de la matinée sur ce supplément de l'été qui date de quelques années, et maintenant je sais que ma couleur est le vert, que je dois améliorer mon quotient émotionnel, et que je suis un acheteur compulsif.
Je frotte ma barbe sous l'œil critique de Xavier. Il me demande s'il n'y a pas un test qui s'intitule « Savez-vous vous reprendre en main », et j'évite de lui répondre qu'il a vu juste, mais que c'est un test que je ne ferai pas.
Après avoir découvert que je suis motivé par le besoin de sécurité, je pose le magazine et propose à Xavier une petite séance d'entraînement dehors. Nous sortons dans le jardin, et je me fais la remarque que le potager a meilleure allure à chaque fois que je le vois. Après nous être équipés de barres de fer, mon ami m'oblige à faire une sorte de salut rituel dont je n'ai toujours pas compris s'il est de son invention ou traditionnel.
-En garde !
-Si tu le dis.
Il attaque fort dès le départ, sans doute pour me faire rentrer dans le combat plus vite. Je repousse plusieurs assauts avec calme, et il décide d'accélérer le rythme. Nous armes s'entrechoquent dans un fracas métallique, mais je ne cède pas de terrain.
Xavier prépare son départ et veut parachever mon entraînement, je le sais. Je tente un feinte par le côté, qu'il repousse in extremis avec un juron amusé. Il fait tournoyer sa barre de fer au dessus de sa tête et l'abat dans ma direction. Je pare le coup et la violence du choc me fait trembler jusqu'aux épaules.
Je le pousse d'un coup de pied pour reprendre mes esprits. Il se déplace sur le côté et tente de me toucher aux côtes, mais j'esquive en reculant. Il me rappelle de ne pas marcher sur le potager.
« Vous êtes d'une nature combative »
Cette fois c'est moi qui attaque fort. Je rentre dans une frénésie guerrière, l'acculant pour ne pas lui laisser le temps d'élaborer de stratégie. Dans un effort imbécile, il essaye de placer une attaque frontale, et j'attrape d'une main sa barre de fer, tandis que de l'autre je le frappe au visage avec la mienne.
Un son creux et mat résonne, et Xavier pousse un cri haineux. Il m'arrache son arme, et me fauche les jambes pour me faire chuter. Mon dos vient heurter le sol, et j'ai juste le temps de voir le pied de mon entraîneur s'abattre sur ma poitrine.
C'est comme si l'air était chassé de mes poumons, et avec lui quelques organes vitaux. Je reste quelques secondes incapable de respirer, avec la vision trouble de Xavier penché sur moi, un hématome violet gonflant à vue d'œil au niveau de la pommette.
Il me sourit quand je recommence à respirer péniblement, et m'explique que nous ne combattrons sans doute jamais plus. Mais je sais qu'il a peur maintenant qu'il a compris que j'arrivais à rendre les coups.
La vision toujours trouble, je vois le visage de mon ami se déformer, prendre des teintes et des formes saugrenues, jusqu'à me révéler sa vraie nature. Sa peau est translucide, et laisse voir un crâne d'une blancheur qui me fait froid dans le dos. Ses mâchoires se mettent à bouger, et émettent des sons qui ressemblent à des râles plaintifs, à des cris de corbeaux. Puis elles deviennent des paroles, et il me faut quelques secondes pour arriver à intégrer ce que le squelette vient de me dire :
-Ça c'est fait. Maintenant il faut qu'on parle de la mort de Roger.

Un peu retourné par la discussion que je viens d'avoir, je quitte la maison de ma mère, pensant aller faire une petite balade, pourquoi pas même aller rendre visite à mon père. Dans l'allée je croise ma petite sœur qui court après un chat en l'appelant avec une voix douce. Je lui demande si c'est pour le manger.
-T'es trop con, me répond-elle.
Je pousse à travers les pavillons de banlieue, qui se ressemblent mais que je connais par cœur. Sans voitures, le quartier paraît encore plus abandonné qu'à l'accoutumée. En vérité je cherche quelqu'un qui tarde à arriver.
« Vous n'aimez pas attendre trop longtemps »
Au bout de la rue, deux gamins sont en train de trafiquer un baril de désherbant. En m'approchant d'eux, il baissent la voix sans cesser leur manège. Quand je leur demande ce qu'ils construisent, l'un d'eux, le plus âgé, lâche « une bombe » sans lever les yeux vers moi.
Une sorte de yéti vêtu d'un vieux pardessus sort d'une haie de jardin en poussant un hurlement guttural. Il fonce sur les deux gosses, qui s'enfuient en appelant à l'aide. Il crache par terre, se mouche dans ses doigts, et grogne une phrase incompréhensible. Sa barbe et ses longs cheveux sont parsemés de brindilles et de graisse.
-Roger, dis-je...
Pour toute réponse, il râle en borborygmes en se rendant compte que la bombe artisanale est plus lourde qu'il se l'imaginait. Il lève le bidon au dessus de sa tête, et me crie qu'il va tout faire péter.
-Tu es venu m'annoncer que tu retournes dans ton époque, dis-je calmement.
-Pas du tout.
-Je te comprends.
-Je vais t'exploser la gueule, à toi et ton monde de merde.
Il se mouche une nouvelle fois dans ses doigts. Son regard est chargée d'une folie peu commune, mais je ne m'en soucie pas vraiment. Des petits éclairs bleus commencent à l'entourer, et nous parlent de ces temps futurs où tout va mal.
Roger remarque lui aussi les arcs électriques annonciateurs. Il se met à pleurer doucement, bavant et tapant du pied. Il jette le baril de désherbant par terre, dans un dernier effort désespéré, espérant sans doute que ce dernier explose.
-Au revoir Roger. Tu as pris la bonne décision.
-Je l'ai pas décidé, sanglote-t-il. Tu comprends pas que si tu fais rien ce sont les autres qui vont gagner...
-Qui ça ?
L'électricité commence à crépiter autour de lui, comme une crécelle. Il semble réfléchir à sa réponse, mais abandonne très vite pour se contenter de « Les gauchistes. ». Mon esprit va dans tous les sens, tandis que Roger se fait happer par sa propre époque. Un vortex le recouvre, aspirant l'électricité avec lui, et tous les réverbères de la rue, pourtant éteints, explosent. Le vortex se contracte sur lui-même et subitement il n'y a plus rien ni personne.
« Vous avez du mal à accepter la réalité »
Certainement un des plus gros connards que j'aie jamais rencontré. Je ramasse le bidon de désherbant, pour ne pas que les gamins viennent le rechercher. Je l'abandonne quelques centaines de mètres plus loin, dans le jardin d'un pavillon que je sais abandonné. Et bizarrement, en me délestant de la bombe artisanale, je me sens plus léger pour de vrai.
Je marche jusqu'à chez mon père en flottant sur les trottoirs, et le trouve dans le jardin comme de coutume, en train de s'affairer sur son barbecue. Je lui demande ce qu'il prépare et il m'adresse un clin d'œil.
-Un chat que j'ai trouvé, me chuchote-t-il. Le dis pas à ton frère.

À mon retour la maison est endormie. Vincent dort sur le canapé devant un menu DVD qui tourne en boucle, et grommelle lorsque j'éteins la télé, arguant qu'il veut regarder la fin de son film, avant de retourner au sommeil aussi sec.
Je monte les escaliers jusqu'à ma chambre, et trouve sur mon lit le magazine de tests psychologiques. J'en fais quelques uns pour me changer les idées, allant de « Êtes-vous un vrai gentil ? » à « Êtes-vous stressé au travail ? ».
Puis, le magazine à la main, je me rends silencieusement jusqu'à la chambre de Xavier. Il a des ronflements sonores et je vois toujours son crâne à travers la peau de son visage. Hormis les bruits irritants qu'il produit, mon ami a déjà tout d'un cadavre.
Lentement, j'approche mon magazine de sa bouche, et commence à faire des va-et-viens vers son visage en me calant sur sa respiration. Je reste immobile, ne bougeant que la main, pendant vingt bonnes minutes.
« Vous n'êtes pas le dixième de ce que vous voudriez être »
On prend des décisions, c'est tout ce qu'on fait. Moi en tout cas. Et lorsque je retire le magazine, c'est comme si je mourrais un peu.


Note : Attention aux nouveaux lecteurs

Prochainement : Vincent s'impatiente

20 juillet 2010

44. Vincent ne joue pas selon les règles


-Avoue que tu rêverais de le tuer.
-C'est pas le sujet.
Je fourre mes mains dans mes poches et hâte le pas, tentant de distancer Vincent. Mais il ne semble pas gêné le moins du monde par cette accélération subite, et me poursuit calmement avec le sourire qu'ont les petits diables perchés sur votre épaule dans les dessins animés.
-T'as déjà essayé de le tuer, me rappelle-t-il.
La route de campagne résonne du juron que je pousse. Il ricoche sur les pommiers et manque sa cible première. Le moustachu, narquois, me demande pourquoi Xavier devrait mourir. La mâchoire crispée, je lui donne un coup dans l'épaule, me retenant de viser plus haut.
-Xavier doit mourir depuis le début, dis-je. C'est juste que c'était tellement évident qu'on l'a pas vu. Il le sait aussi. Il fait le ménage avant de partir.
Vincent passe le kilomètre suivant à se foutre de ma gueule. Il cavale derrière moi en faisant mine de s'étouffer, ou de se tirer une balle dans la tête. Je fais semblant de ne pas le voir, attendant qu'il se lasse de lui-même, mais c'est sans compter sur son exceptionnelle ténacité.
Dépassant les bornes du supportable, il en vient même à inventer une chanson qu'il baptise « La vie n'est pas métaphysique ». à chaque refrain il emmène sa voix dans les profondeurs, avec un swing de jazzman :
« La vie n'est pas métaphysique
Comme dans un de tes romans pourris
Il n'y a pas d'enchaînements logiques
Tes certitudes je les vomis »
Vincent ne voit pas les signes. Le seul qui les voit, c'est Xavier, et Xavier ne nous avouera pas de lui-même qu'il va mourir.
Le temps se couvre, et la grisaille vient s'accorder avec le paysage que nous traversons. L'air devient étouffant d'humidité. Le bitume abimé craque presque sous nos pas, tandis que nous nous enfonçons plus avant dans les pâturages désertés et les champs en jachère.
-Mais c'est quoi cet endroit ? crise Vincent, visiblement mal à l'aise.
-C'est toi qui m'a demandé de t'emmener.
-J'aurais jamais trouvé tout seul, tout se ressemble dans ta région de merde !
-C'est juste que t'es pas assez attentif.
Une pluie chaude et diffuse se met à tomber timidement. Elle est fine et insidieuse, et nous trempe sans que nous ne nous en rendions compte. Le moustachu me demande si nous sommes encore loin, tandis que je bifurque sur un chemin en terre.
-Quelques kilomètres, dis-je.
Il grimace en regardant ses chaussures blanches vernies, déjà parsemées de brins d'herbes. Puis il scrute le chemin devant nous qui va se perdre entre les champs, que la pluie change déjà en boue.
-C'est moi qui vais mourir, soupire-t-il.

Fernandel me présente Sangoku, un homme d'une trentaine d'années à la barbe garnie, coiffé d'une casquette de baseball. Puis il m'introduit à Hannibal, un gros fermier quadragénaire. Je lui demande si il a choisi son nom pour Hannibal le carthaginois.
-Plutôt pour Hannibal Lecter, me répond-il très sérieux.
Fernandel, paysan à la retraite, me désigne du doigt des gens déjà assis autour d'une table, me conseillant de ne pas les déranger car ils se concentrent : Nixon et Ragnarök.
Je fausse compagnie au maître de maison, et me réfugie auprès de Vincent. Je lui avoue que je ne m'étais pas du tout imaginé ça comme ça.
-Comment, alors ? répond-il d'un air moqueur.
-C'est quoi ton pseudonyme à toi ?
Il plisse les yeux, et me tire sur l'oreille pour l'amener près de sa bouche. Il me chuchote « Celui dont on ne doit pas prononcer le nom », comme une confidence volée. Je lui demande s'il parle de Yahvé, et il me colle une claque derrière la tête.
-Voldemort, pauvre con...
Tout ça m'énerve un peu. Les pseudonymes ne disent rien, et les gens semblent trop sérieux. Le petit groupe s'installe à la table où étaient déjà assis Nixon et Ragnarök, et commence à parler affaires. Fernandel propose des mises peu élevées pour commencer, et parie cinq kilos de carottes. Nixon met en jeu des pommes de terre et du maïs, suivi par Ragnarök. Hannibal propose quelques litres d'essence.
Vincent coupe la parole à Sangoku, et déballe d'un petit sac sa collection de jeux-vidéos. Il doit argumenter dur pour prouver qu'elle vaut autant que cinq kilos de carottes.
L'humeur maussade, je décide de les laisser jouer et d'aller faire un tour dehors. Vincent approuve en ajoutant à la cantonade que c'est meilleur pour son moral quand je ne suis pas dans les parages. Je lui adresse un doigt d'honneur sans me retourner.
Dehors l'air est toujours étouffant d'humidité. La cour de la ferme de Fernandel est beaucoup moins bien entretenue que son potager. Ça et là s'entassent des objets hétéroclites en proie à la rouille ou à la moisissure. Je tape dans un ballon crevé, qui ne me fait même pas le plaisir de rouer plus de quelques mètres.
Par la fenêtre, j'aperçois Vincent qui distribue des cartes à jouer en affectant un air sérieux. Il regarde les siennes, puis demande à Nixon de commencer à jouer. Je réalise soudainement que les gens autour de la table ne connaissent pas les règles.
Je contourne une haie mal entretenue qui pousse à la diable, pour avoir un meilleur panorama que celui d'une cour de ferme. Les champs en friche s'étendent à perte de vue, coiffés par la grisaille. Par endroits de petites plantations de légumes surgissent fugitivement. Une silhouette se détache sur un chemin en terre, gauche et recroquevillée.
Je pense d'abord avoir affaire à une vieille dame, et vais à sa rencontre pour l'aider à marcher. Très vite je m'aperçois que la silhouette est masculine, et je comprends immédiatement qui se trouve en face de moi. Il a maigri, et semble plier sous le poids d'une force invisible.
-Qu'est-ce qui t'es arrivé, Roger ?
Il lève la tête vers moi avec des yeux rougis et à demi-clos, et crache par terre avec violence. Il fait un effort pour se redresser avant de me répondre d'un air fier : « Ta putain d'époque. Voilà ce qui m'est arrivé ».
Je le constate. Les jours que nous vivons ne sont pas faits pour les gens qui connaissent mieux. Je lui demande calmement où est-ce qu'il s'est trompé.
-D'un bout à l'autre, répond-il. Je voulais améliorer le futur et finalement je me rends compte qu'il n'était pas si mal. Mais toi ! Toi tu pourrais, je sais pas...
-C'est fini, Roger, faut que tu t'en ailles. Ton futur est trop vaste pour moi qui prends les problèmes au jour le jour.
Je le jurerais prêt à me mordre. Il retrousse sa lèvre supérieure, me laissant voir des dents jaunies, et pousse une sorte de sifflement félin. J'ai l'impression qu'il pourrit littéralement sur place. Comme une bête traquée, il s'approche précautionneusement de moi comme si j'étais un prédateur qui mettait en danger sa progéniture.
J'enlève une chaussure, et la brandit en le priant une dernière fois de s'en aller. Comme il marche vers moi, je me retrouve obligé de lancer mon projectile, qu'il reçoit sur le coin du visage. Il pousse un gémissement, et ramasse la chaussure, prêt à me la renvoyer, mais se ravise lorsque je le menace avec un rugissement bestial.
Sans demander son reste, il s'enfuit sur le chemin en terre, en claudiquant, façon Cour des miracles. Je le regarde s'éloigner, et rebrousse chemin une fois qu'il est sorti de mon champ de vision, avec la certitude d'avoir progressé dans un sens.

Alors que nous arrivons dans mon quartier, Vincent me demande si je veux qu'il porte mon sac de pommes de terre. Surpris par sa gentillesse, je me prends à penser que lui aussi mûrit. Mais la raison en est toute autre.
-Comme ça ta mère et tes sœurs croiront que j'ai tout porté seul depuis le début, m'explique-t-il.
Je lui jette un regard éberlué qui le fait rire. Sans réfléchir, je lui donne mon sac de victuailles, qu'il vide dans le sien. Avachi sous le poids de son chargement, il traîne ensuite des pieds et peine à rester à ma hauteur. Et pourtant il me manque une chaussure.
Vincent aussi progresse dans un sens. Autrefois il ne m'aurait demandé mon sac que pour les derniers mètres.
-Du gâteau, souffle-t-il.
-Tu parles de ta partie de poker ?
-Ça aussi.
-Tu as inventé des règles ?
-J'améliore le jeu.
Nous tournons à un croisement et débouchons dans ma rue. La pluie a cessé depuis longtemps, et l'air est un peu plus respirable. En pénétrant dans ma cour, nous retrouvons Xavier qui est occupé à ce qui ressemble à un exercice de tai chi. En apercevant le sac plein de Vincent, il lui demande s'il a gagné à la loyale. Le moustachu se retourne vers moi, cherchant un appui, et je confirme que la partie s'est déroulée dans les règles.
Vincent pose son chargement, et s'essuie le front d'un revers de manche. Il explique à Xavier que je pense qu'il va mourir. Mes deux amis partent dans un fou-rire dingue. J'attrape une carotte et me mets à grignoter en regardant mes pieds.
-C'est la grande vie, clame Xavier entre deux pouffements.
Et je n'ai aucune idée de ce qu'il veut dire par là.


Notes : -Roger caricatural
-Développer la chanson

Prochainement : Roger nous dit adieu

13 juillet 2010

43. Xavier n'est rien sans moi


-Défends-toi !
Je reçois le premier tome du Seigneur des anneaux en pleine tronche, une édition avec couverture en cuir. Je lève la tête pour apercevoir Xavier, qui s'est déjà armé des tomes deux et trois. Je me réfugie sous mes draps pour mieux encaisser les projectiles suivants, qui viennent ricocher sur ma nuque.
-Debout, et défends-toi ! mugit Xavier.
Je renverse brusquement les draps, et me dresse sur le lit avec un bouquin dans chaque main. Mes yeux sont encore ensommeillés, et si l'on ajoute à ça mon adresse légendaire, je n'ai aucune chance contre l'autre connard.
Placé à côté de ma bibliothèque, il attrape plusieurs livres à la chaîne, et me les lance avec une rapidité qui me prend de court. J'évite Le royaume des orcs et L'enchanteur, mais L'encyclopédie des dragons m'atteint en pleine poire, et c'est le plus gros projectile. Je demande à Xavier, en faisant des efforts pour ne pas crier, s'il n'a pas autre chose à foutre.
-T'es mou, répond-il en me lançant un bouclier en plastique qui traînait par terre.
Je ramasse le jouet et le passe à mon bras, en m'avançant avec précaution vers Xavier. Il attrape quelques livres pour me les lancer, mais je les dévie à coups de boucliers, et il est obligé de reculer un peu, jusqu'à se retrouver au fond de ma chambre, là où se trouvent les restes de ma collection de bandes dessinées.
Il en attrape une et je secoue la tête pour lui signifier que c'est une très mauvaise idée. Il la brandit avec un regard de défi, pendant que je m'approche de lui à pas de loup.
-C'est une édition collector, dis-je sans desserrer les dents.
Je ne saurais dire s'il sait vraiment ce qu'il fait, ni s'il a une idée de la valeur de l'objet qu'il a dans les mains, mais toujours est-il qu'il la jette dans ma direction. La bande dessinée fend l'air et frôle mon visage, pour aller finalement s'aplatir contre le mur.
Sans réfléchir, je fonce sur Xavier avec la ferme intention de lui arracher les yeux. Nous nous entrechoquons avec un bruit sourd, pour aller cogner contre le mur. Xavier, un peu sonné, parvient néanmoins à m'attraper la tête sous son bras, et à ouvrir en même temps la fenêtre. Le temps que je me dégage il m'a déjà fait basculer dehors.
Je roule sur le gazon et me relève immédiatement. Mon ami m'a déjà rejoint, et me demande pourquoi je ne me défends pas. Pour toute réponse, je casse une branche fine du cerisier de ma mère, et l'élague en vitesse pour m'en faire un bâton, que je brandis en essayant d'avoir l'air menaçant.
-T'appelle ça « se défendre » ? raille-t-il.
-Mais enfin merde, c'est quoi ton problème avec ça ?
Aussi rapide qu'un ninja, il sort ses nunchakus artisanaux de la poche arrière de son short, et commence à les faire tournoyer. Je vois tout de suite qu'il a encore fait des progrès dans le maniement de cette arme étrange.
Il vient vers moi, faisant passer son fléau sous un bras, sous l'autre... Il frappe comme un éclair et je dévie son coup avec mon bâton. Il attaque encore, et je pousse un cri aigu en le contrant à nouveau. Je ruisselle déjà de sueur, et mes bras semblent avoir doublé de volume tant ils sont contractés.
Xavier ne relâche pas la pression, et tente encore plusieurs percées. Je recule mais ne plie pas, contrant les mains tremblantes ses nunchakus sifflants. Mais si je passe mon temps à encaisser je suis foutu.
Je réajuste mes mains sur le bâton. J'inspire profondément, et fait virevolter mon arme vers mon assaillant, en perçant sa défense. J'arrive à toucher Xavier au menton, et il se fige un instant avec un air surpris. Puis il sourit, et repart à l'attaque.
Nous combattons comme des chevaliers, invoquant des forces qui nous dépassent. Nous nous approprions le jardin entier comme une arène, prenant bien garde à ne pas marcher sur les légumes du potager.
Tout se brouille : Le bruit du bois qui fend l'air, le pourquoi du comment, les éditions collectors... Je me défends et ça me fait un bien fou. Il ne me faut que quelques minutes pour cesser de trembler et rentrer dans le vif du sujet, ce qui me prend une éternité d'habitude.
On va pas prendre du recul, plus maintenant. On est dans la bataille jusqu'au cou, et je commence à peine à comprendre que je devrai continuer à me défendre quelle qu'en soit l'issue.
Mes sœurs pénètrent dans le jardin, livres en main, sans doute intéressées par les hamacs baignés par l'ombre du cerisier. Elle marquent un temps d'arrêt, jaugeant la situation avec une grimace, comme si elles assistaient à un combat d'attardés. Mais très vite elles se prennent au jeu et se mettent à nous encourager. J'ai de la peine en constatant qu'il ne fait aucun doute pour elles que Xavier va gagner.
C'est la plus vieille histoire du monde, et tout nous ramène toujours à ça. Ceux qui se croient trop intelligents pour se défendre finissent par se faire démolir. Je pense que c'est ce que Xavier essaye de me faire comprendre. Mais après tout il a peut-être juste envie de me taper dessus.
-C'est qui ton agent littéraire, salope ? me crie-t-il.
-Si t'étais vraiment mon agent littéraire je me serais déjà suicidé depuis longtemps.
Joute verbale pour le déconcentrer. Je tente un coup au ventre qu'il esquive en reculant. La plus jeune de mes sœurs traite l'un de nous de pédé.
La chaleur du matin arrive à grands pas, à moins que ce ne soit l'exercice qui nous mette en nage. Nous continuons d'attaquer sans relâche pourtant, affrontant plus que ce que nous pensons. Nous nous retrouvons vite dégoulinants et puants.
Bientôt nous nous arrêtons, à bout de souffle. Nous jetons nos armes, et ma sœur la plus grande va s'installer dans un hamac, un peu déçue.
-Vincent a dit qu'il fallait rationner l'eau pour la douche, nous lance-t-elle d'un ton moqueur.
Je m'allonge dans l'herbe et Xavier reste debout, plié en deux. Il m'observe agoniser avec un regard que je ne lui connaissais pas.
-Tu t'es défendu, halète-t-il.
-C'est que le premier jour. Attends de voir la suite.
-Le premier jour c'est le plus facile.
Vincent, réveillé par la chaleur ou par nos cris, vient nous rejoindre dans le jardin. Il peste sur le manque de cigarettes, sans se douter que j'ai décidé de refaire une tentative pour arrêter de fumer. Xavier ne dit rien, mais affiche un sourire satisfait entre deux quintes de toux.
-Je vais aller faire un footing, nous annonce-t-il.
C'est pas ça la vraie force. En tout cas c'est pas la mienne. J'empêcherai pas ma vie de partir en couilles avec des tractions ou des abdos. Je suis allongé sur le sol, dans un état lamentable, mais l'écrivain-guerrier est avec moi.
Il est répétitif. Il n'a pas beaucoup d'imagination, alors il se contente de faire toujours la même chose. Il se défend sans relâche, et bien souvent il se fait démolir. Il panse se plaies et il repart au feu. Fin de l'histoire.
En vérité il n'y a pas de stratagème ou de péripéties qui tiennent dans la vraie vie. On s'en prend plein la gueule tout le temps, mais si on est acharné et qu'on évite de se faire tuer, on finit bien un jour par rendre un ou deux coups.
Xavier l'a compris. Il me jette un regard à la fois triste et fier, en me demandant où j'ai rangé mon short de pédé. J'ai tout compris. J'ai tellement compris que j'en ai envie de pleurer. Mon ami me conseille de continuer à m'entraîner et sort du jardin.
Vincent me demande pourquoi j'ai l'air bizarre, et je lui ordonne d'accompagner Xavier dans son footing. Il maugrée et me demande si j'ai pété un câble, jusqu'à ce que je lui hurle dessus.
-Mais pourquoi, putain ?
-Accompagne-le, c'est tout !
-Je serai dans la cuisine si tu me cherches et que t'es calmé.
Il me laisse seul avec mes sœurs, qui elles non plus ne comprennent pas ma conduite. J'ai envie d'enfouir ma tête dans le gazon, d'y creuser un trou de ver pour m'échapper sans être vu, ni suivi.
En tournant la tête je vois passer Xavier derrière la haie du jardin, qui trottine dans son short de pédé. Il s'engouffre dans l'allée et va se perdre dans la jungle épaisse des pavillons de banlieue. Il est happé par le lotissement, et va courir en circuit fermé, sans pouvoir faire autre chose que de revenir au point de départ.
Mon ami va bientôt mourir.


Note : Les branches du cerisier de ta mère sont nulles pour faire des bâtons

Prochainement : Vincent ne joue pas selon les règles

6 juillet 2010

42. Dieu rejoint la grève


Un « Putain » involontaire m'échappe, tandis que je glisse sur un petit tas d'algues et que je me ramasse sur le sable. Je lâche mes chaussures et mon t-shirt que je tenais dans ma main, pour tenter de me rattraper. Me rattraper à quoi ?
Les minuscules particules de roche viennent coller à ma peau. Le ciel est tellement bleu et immense qu'il me donne mal à la tête.
Je me relève et tente d'enlever par moi-même le sable qui recouvre l'envers de mon corps, mais mes mains sont encore plus moites que mon dos, et ne se révèlent pas d'une grande efficacité. Je décide d'abandonner et poursuis mon chemin sur la grève.
La plage est lourde et brûlante. Les algues sèchent au soleil jusqu'à devenir friables, et les chars à voile évitent d'affronter la fournaise aujourd'hui. Ma région de naissance n'est pas de taille à supporter une telle vague de chaleur. Elle aime les rafales, les demi-teintes, le vert de la mer...
Je monte sur les dunes, là où le sable chauffe moins les pieds. Il n'y a pas le moindre souffle de vent pour faire frémir les herbes hautes. Je m'assois et observe quelques minutes la marée monter.
Ce ne sont pas les coquillages qui vont se révolter. Ce ne sont pas les mouettes qui s'entretuent. J'aime les journées à la plage, parce que ce sont simplement des journées à la plage.
Je m'allume une cigarette, et je réalise avec amusement que j'ai l'impression d'être en vacances. Le calme du remous et la chape du ciel m'induisent en erreur, et me font oublier le monde à feu et à sang que j'ai traversé avant d'arriver jusqu'au rivage.
Les ferrys pour l'Angleterre ont disparu, et paradoxalement ils ne m'ont jamais paru aussi inutiles. Si je veux vraiment quitter la France, je peux même le faire à la nage. Je retire les vêtements qu'il me reste, et savoure quelques instants l'air sur ma peau et l'impression que la plage m'appartient. Je dévale les dunes en courant comme un enfant, criant des insultes en direction de tout ce qui se trouve derrière moi.
Je heurte presque l'eau. Elle est froide et combative, mais je m'arme de courage et passe par dessus quelques vagues. Très vite je perds pied. Je commence à nager tranquillement, me disant que le voyage risque d'être long, et que je pourrais répéter mon anglais pour m'occuper.
Tu ne vas pas vraiment le faire, tu le sais.
Je me mets à faire la planche, et laisse les vagues se charger de me ramener à bon port. Car après tout je n'ai parcouru que quelques dizaines de mètres avant de réaliser que je ne sais vraiment pas de quoi j'ai envie.
Un nouveau tatouage, bien sûr. La fin du règne du mal, et le début d'une nouvelle collection de bandes dessinées. Peut-être le retour de Martine.
Une fois que je retrouve pied, je me hâte de rentrer me réfugier dans les dunes. L'air est si chaud que je sèche presque instantanément. À côté de mes vêtements m'attend une vieille connaissance.
Difficile de rater une personne qui mesure plus de cent mètres. Même s'il est assis en tailleur, le géant barbu fait de l'ombre jusqu'à la mer. Quand il me voit revenir vers lui en souriant, Dieu prend un air biblique dont il a le secret :
-Misérable mortel, clame-t-il, comment oses-tu troubler ma quiétude ?
-J'étais là avant.
Je pense que si je n'étais pas tout nu, il me saisirait pour m'expédier au loin. Mais la pudeur l'en empêche sans doute. Je vais m'assoir à côté de lui, dans la fraîcheur de son ombre, et m'allume une autre cigarette. Il ouvre la bouche, prêt à parler, puis se ravise. Je lui demande comment s'est passé sa croisade contre la France, par politesse. Il me cite plusieurs villes qu'il a détruites d'un air las, et j'ai le sentiment qu'il est venu parce qu'il voulait me parler.
-Je suis déçu, me confie-t-il.
-Par quoi ?
-La mentalité française. On dirait que vous vous en foutez que je casse tout.
-On a pas mal de trucs qui nous occupent. Et on se détruit déjà tous seuls.
Il contemple mes cicatrices, comme pour évaluer ma sincérité. Je lui proposerais bien une cigarette, mais j'ai peur qu'il ne l'écrase entre ses doigts grands comme moi. J'allonge mes jambes dans le sable, pensant que je vais encore transpirer et m'en retrouver couvert, et qu'il faudra retourner me baigner.
L'ombre de Dieu ne suffit pas. La fournaise est intense, mais je trouverais déplacé de demander au géant barbu de baisser la température. Les mouettes au loin, désorientées, décrivent des cercles approximatifs, effectuant un ballet absurde. L'horizon ressemble à une collision entre deux bleus incompatibles. La marée est beaucoup plus haute, maintenant. Elle effleure les premiers tas d'algues qu'elle a laissé derrière elle hier, et ces dernières prennent une couleur plus foncée.
-C'est quand même un putain de monde que t'as créé là, dis-je avec admiration.
-Et encore, t'as pas vu Mars du temps de sa splendeur...
Je sens une pointe de dépit dans sa voix. C'est vrai qu'on peut pas réussir tout ce qu'on fait, et peut-être que Dieu lui-même fait partie de l'armée des perdants. Je lui demande s'il ne peut rien faire pour arranger les choses, et il me jette un regard intrigué, avant d'embrasser le paysage brûlant d'un geste ample.
-C'est un premier jet, explique-t-il.
-Alors faut le retravailler, au lieu de tout démolir.
C'est moi qui ai dit ça ? Dieu hausse les épaules, et rétorque qu'il n'a pas l'intention de détruire Paris, ni même le patelin où habitent mes deux parents, si c'est ce à quoi je pense. Je lui précise que c'était une remarque désintéressée, et lui demande ce qu'il compte faire maintenant.
-Je vais continuer à tout péter, un peu. Ensuite je voudrais apprendre le saxophone.
-C'est cool.
Je frotte mes jambes pour en faire partir le sable, et passe un caleçon en apercevant un promeneur au loin qui vient dans notre direction. Dieu m'annonce qu'il est temps pour lui de repartir. Je le supplie de rester, de prendre un repos mérité, d'aller faire un bain de pieds. Mais il se lève et réajuste sa toge.
-Alors accorde-moi au moins un souhait !
-Tu t'es cru dans Aladin ? éructe-t-il. Vous me devez quelque chose, pas le contraire !
Je m'excuse de l'avoir froissé, et précise que ce que je veux est une broutille pour lui, que je désire simplement qu'il me rende mes tatouages. Il m'inspecte de la tête aux pieds, et me demande de faire un tour sur moi-même. Les plaies qu'Irving m'a faites sont à peine refermées, et ma peau est parsemée d'aspérités rosâtres.
-C'est toi, dit-il. Tu es la somme de tout ça. Faut pas avoir peur des nouveaux départs.
-Ton fils, lui, il m'aurait guéri.
-Ta gueule.
Il repart de son pas qui fait trembler le sol, vers l'intérieur des terres. Il se retourne pour me faire un clin d'œil, en se frottant les côtes, et reprend sa route. Il disparaît très vite de mon champ de vision. Pas étonnant quand on voit les enjambées de bâtard dont il est est capable.
Je regarde le dernier tatouages qu'il me reste, juste pour confirmer ce que je pense avoir compris. Là, sur mes côtes, Dieu a corrigé une faute d'orthographe. On peut maintenant lire en toutes lettres « Chaque jour sera d'or ».
Je souris comme un gamin, avant de me retourner vers le promeneur que j'ai aperçu tout à l'heure, qui n'est autre que Xavier. Il arrive en trottinant, ruisselant de sueur, vêtu d'un débardeur fluo et d'un short de sport trop petit.
Ce matin mon ami a décidé qu'il allait profiter de son retour à la campagne pour reprendre le footing, comme au lycée. Il a manifestement oublié qu'entretemps il s'est mis à fumer deux bons paquets par jour.
Arrivé à ma hauteur, il fait une halte pour cracher ses poumons. Son visage est écarlate et un testicule dépasse de son short minuscule. Il tousse, crache un glaire, et réprime un renvoi.
-Encore à moitié à poil, articule-t-il entre deux respirations bruyantes.
-Tu peux parler, avec ton short...
-C'était dans ton placard alors ferme ta gueule.
-Je le portais quand j'avais douze ans.
Je me rhabille pendant qu'il finit d'agoniser. Je lui demande s'il est allé loin et il m'ordonne de ne plus ouvrir la bouche avant qu'on soit rentrés chez ma mère.
La marée n'a pas bougé, et j'aurais presque envie de rester ici jusqu'à ce soir, juste pour la regarder monter. Xavier range son testicule avec humeur, et prend le chemin de la voiture. Je le suis à travers les dunes, omettant délibérément de lui dire qu'il prend la mauvaise direction, histoire de profiter un peu plus longtemps de ma journée à la plage.


Note : Toujours les histoires de couilles...

Prochainement : Xavier n'est rien sans moi
 
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