Bienvenue sur mon blog. "Irving Rutherford", c'est mon pseudo, et c'est aussi un roman feuilleton qui paraît tous les mardis. Je sais pas vous, mais moi je déteste les écrivains qui racontent leur vie, même si c'est un peu ce que je fais. Alors du coup j'arrive pas à m'empêcher de rajouter deux ou trois trucs en plus, pour agrémenter le quotidien.
Si c'est votre première visite, je vous invite à lire un épisode ou deux. Chacun peut se lire indépendamment, mais le tout est relié par une continuité, et les vieux épisodes sont gardés dans les archives.
Je souhaite une bonne lecture aux nouveaux lecteurs comme aux habitués.


29 juin 2010

41. Les mères


« La première chose que j'ai faite, c'est de commencer à me laisser pousser la barbe pour de bon. Ainsi on ne me prendra plus jamais pour Irving Rutherford. On dira « Non, c'est l'autre, celui qui écrit et qui s'en prend plein la gueule. »
Ensuite j'ai parlementé avec Vincent et Xavier, et par égard pour mon état, ils ont accepté d'aller en province chez ma mère. Ça m'a fait du bien de revoir la mer, même si je ne peux pas me baigner avant que mes plaies soient cicatrisées.
Je n'ai pas montré mes blessures à ma mère. J'ai dû réprimer un cri de douleur lorsqu'elle m'a pris dans ses bras.
Du coup ça fait pas mal de bouches à nourrir, et Vincent a du mal à trouver ses marques pour le ravitaillement. Pour lui la province est un monde fait de mystère et de bouse de vache. Xavier a déjà commencé à planter un petit potager au cas où la guerre civile s'éternise.
Je crois que je vais déchirer cette lettre, parce que finalement je n'ai plus envie de t'écrire. »
Je le fais. Je jette les débris dans une corbeille et sors fumer dans le jardin. Xavier est déjà là malgré l'heure matinale, et retourne le gazon de ma mère. « Scène d'émotion » plaisante-t-il en me voyant fumer silencieusement, le yeux perdus dans le lointain.
Je lui fais un doigt d'honneur et frotte mon visage vigoureusement pour me réveiller. Il nous reste encore quelques heures avant que la chaleur ne soit insupportable. Je m'assois dans une parcelle d'herbe encore intacte et observe Xavier travailler, pendant qu'il fait à haute voix la réflexion qu'il devrait se faire torturer lui aussi. Comme ça il serait dispensé des travaux pénibles.
Je lui réponds que la vraie torture c'est d'être son ami. Je m'allonge dans l'herbe, et nous discutons pendant qu'il bêche. Nous parlons de cinéma d'horreur et du sens de la vie. Le soleil monte pendant notre discussion, et nous enferme dans une fournaise. J'ai l'impression qu'il ramollit tout, y compris nos traumatismes.
Vincent finit par se lever, et râle parce que la chaleur l'a réveillé. De sa fenêtre, il nous demande Pourquoi on est levés si tôt, et je n'ose pas lui révéler que je n'ai pas dormi.
C'est l'heure du petit déjeuner. Xavier pose ses outils, et m'accompagne à la cuisine, où Vincent nous attend déjà. Ma mère est là, en train de faire cuire des œufs à la poêle. Je vais l'embrasser pour lui dire bonjour, et je dois me retenir de la prendre dans mes bras pour lui dire de ne pas s'inquiéter.
Les parents de Xavier vivent dans un endroit qui ne sera sans doute jamais touché par la violence des émeutes, dans une petite ferme qui leur assurera de quoi manger. La mère de Vincent est partie en Israël et reviendra quand les choses se seront calmées. J'ai peur pour la mienne.
Le petit-déjeuner est frugal. Nous rationnons la nourriture pour tenir plus longtemps, et je me restreins aussi sur le café. Quand nous avons fini, ma mère me demande ce que nous comptons faire aujourd'hui.
-On se reconstruit, répond Xavier en m'adressant un clin d'œil. On va aller à une réunion.
Vincent objecte qu'il aurait aimé aller à la plage, et ma mère explose de rire. Elle nous force à reprendre des œufs, ignorant nous protestations sur la nécessité d'économiser la nourriture.

-Je m'appelle Vincent et je m'autosuce.
-Bonjour Vincent !
Xavier me chuchote que ça lui fait mal au cul de l'admettre, mais que ces réunions nous font du bien. Pendant que Vincent disserte sur l'obligation en ces heures sombres de préserver des habitudes et des plaisirs simples, j'étends mes jambes et passe mes mains derrière ma tête. Je fixe le plafond avec un léger sourire aux lèvres.
-Les gens nous prendront tout, explique le moustachu. On est tous seuls et on se préserve.
Les autosuceurs applaudissent. Xavier serre les mâchoires. Il ne l'avouera jamais, mais lui aussi a besoin d'une petite reconstruction. Quand il a lu mon roman, le seul commentaire qu'il a fait a été « Ça tient pas debout mais c'est ta vie. », ce à quoi j'ai répondu « C'est LA vie. ». On a passé la semaine à faire des blagues.
Ma mère, fort heureusement, n'a pas la télé. Elle n'a pas vu ce qu'on a vu. Elle nous trouve un peu plus triste que d'habitude, et met ça sur le compte de la fatigue. Selon elle quelques journées à la mer arrangeront ça, et peut-être bien qu'elle a raison.
-Vous êtes la plus grosse bande de pédés que j'ai jamais vu, mais je vous kiffe les gars !
Vincent se rassoit, triomphant, sous des applaudissements mitigés. Son visage rayonne de plaisir. Il nous traite Xavier et moi d'abrutis, sans se rendre compte que ses jambes gigotent involontairement, comme celles d'un enfant.
La réunion finit, et un petit pot de départ est organisé. Apparemment, les séances reprendront quand ce sera « un peu moins la merde partout ». Certains pleurent, se demandant comment ils vont vivre seuls avec l'autofellation d'ici là, et je ressens un peu de chagrin pour eux.
Je vais me servir un verre de lait, boisson que je trouve complètement inappropriée étant donné les circonstances.
-C'est tout ce qu'on a, m'informe l'un des membres, un certain Pierre A.
Il me confie ensuite m'avoir bien observé, et être certain que je ne suis pas assez souple pour pratiquer « La chose ». Je lui réponds que je suis juste un sympathisant. Il me serre la main énergiquement, et prononce des paroles réconfortantes.
-Je sais que vous aimeriez être comme nous, dit-il d'un ton résolument encourageant.
-Vous n'avez pas idée.
-Vous devez vous acceptez tel que vous êtes.
-Bien sûr.
Nous trinquons avec nos verres de lait, je bois pour ne pas le vexer. J'entends les rires d'un petit groupe autour de Vincent qui mime une éjaculation nasale en prenant une voix de débile. Xavier, un peu en retrait, rit à sa manière. Tout va bien et pourtant tout va mal. C'est juste qu'on se pose pas les bonnes questions.
Quand ma mère a lu mon roman, elle m'a dit qu'elle adorait les passages en demi-teinte, que pour elle c'était sans doute ce qu'il y avait de plus dur à écrire. J'ai rétorqué qu'ils me venaient souvent naturellement, que c'était les batailles contre les gobelins ou les attaques de donjon qui m'avaient donné le plus de mal.
-C'est parce que tu viens de la demi-teinte, avait-elle dit en embrassant l'horizon autour de la maison, où s'étendaient à perte de vue des pavillons de banlieue.

-C'est quand même dingue que tu puisses aller de la maison de ta mère à celle de ton père à pied...
-Je crois qu'ils trouvaient ça mieux pour nous de pas s'installer pas trop loin. Plus pratique.
Je presse le pas en sachant que je suis en retard pour le déjeuner. A vrai dire je ne sais pas pourquoi mon père s'est installé ici. Xavier et Vincent me suivent alors que je m'engouffre dans l'allée qui mène à mon ancienne maison.
Dans le jardin mon petit frère joue seul aux tirs aux buts, et Xavier, le seul d'entre nous qui sache se débrouiller avec un ballon, va faire quelques passes avec lui. Je contourne un petit massif derrière lequel s'échappe une fumée caractéristique, et trouve mon père en train de griller des saucisses sur son vieux barbecue.
-T'es en retard, grogne-t-il. Tu va manger des putains de saucisses calcinées.
J'explose d'un rire nerveux, et prend mon père dans mes bras pendant qu'il grogne de plus belle que c'est pas comme ça que je vais l'amadouer.
Personne ne parle jamais de nous. On est les gens de la demi-teinte, ceux qui vivent dans des endroits calmes et sans histoires. On est pas plus cons que la moyenne, ni plus méchants, et on a autant peur du monde que vous.
On fait aussi partie de la grande armée des perdants. On vit des histoires mais on les vit plus paisiblement. On est même moins cons que la moyenne, parce qu'on est moins excessifs. C'est pour ça qu'on est si solides, et c'est pour ça qu'on est un refuge pour les gens qui veulent se reconstruire.


Note : Ne reparle plus jamais d'autofellation

Prochainement : Dieu rejoint la grève

22 juin 2010

40. Vincent le voyeur


La vie vous fait parfois des cadeaux. Elle vous prête une jolie fille, ou un boulot pas trop mal payé. Parfois elle vous offre des enfants qui vous aiment. Et parfois malheureusement elle vous met entre les pattes un jumeau maléfique.
-Reviens parmi nous.
Irving prend mon menton dans sa main et me relève la tête. J’ai tellement mal que je ne suis même plus tout à fait conscient de ce qui se passe autour de moi. Il essuie son scalpel sur le revers de mon pantalon, et je remarque qu’ironiquement il n’en abime pas le tissu. Puis il brandit devant mon visage le bout de peau parfaitement découpé qu’il vient de m’arracher, sur lequel se trouve un des premiers tatouages que je me suis fait faire. Il le pose sur une table en bois à côté de nous, et examine mon torse en se demandant à voix haute lequel il va arracher ensuite.
-Je n’ai jamais compris cette manie qu’on les gens de se faire inscrire des trucs sur eux, raille-t-il. Ça ne sert à rien et ça fait super mal.
La tête me tourne trop pour pouvoir réfléchir à une réponse appropriée, qui soit fière et moqueuse. Je le laisse m’insulter en priant pour vivre encore un peu. Lorsqu’il tombe sur mon tatouage balafré par un impact de balle, il explose d’un rire franc, en lisant à voix haute « chaque jour sera dor ».
-C’est mal barré, objecte-t-il.
Il m’annonce que celui-là il va me le laisser parce qu’il est vraiment trop drôle, avant de se rabattre sur le tatouage que je me suis fait il y a quelques mois sur la cuisse. Il incise la peau tout autour avec son scalpel, et je fais un effort pour ne pas crier trop fort, parce que ça le ferait sans doute bander et que je trouve ça dégueulasse. Mais en fait j’ai la tête dans du coton, et je n’ai plus aucune idée du volume de ma voix. Je sens le sang palpiter aux endroits où ma chair est à vif, et mes oreilles bourdonner comme après un concert violent. Je tire tellement fort sur mes liens que mon corps quitte le sol pour s’élever vers le crochet auquel je suis suspendu. Irving me demande si par hasard je n’ai pas pris des muscles récemment.
-J’ai fait pas mal de tractions.
-Arrête de forcer, ou ça va être encore pire.
Je dois admettre qu'il a raison. Mes bras se détendent et mes pieds retrouvent leurs appuis. Je demande à Irving ce qu'il a besoin que j'avoue pour me torturer comme ça. Bizarrement, il médite sa réponse en examinant ma peau à la recherche d'un nouveau souvenir à découper.
-En fait, réfléchit-il, rien. Rien d'essentiel. J'aimerais savoir comment tu as réussi à te faire passer pour moi ne serais-ce que quelques heures, mais je pense que je vais attribuer ça à la connerie de mes subordonnés.
Je n'ai même pas envie de lui demander pourquoi alors il s'amuse avec son scalpel, mais il semble voir la question passer entre deux neurones. Ou peut-être que je suis tellement sonné que je réfléchis à voix haute. Sancho pousse une porte, et va directement s'assoir sur un tabouret dans un coin de la pièce pour nous observer d'un œil vitreux. Irving n'y prête pas attention, et reprend son discours :
-Je te fais une faveur, clame-t-il. Si tu veux me ressembler il faut commencer par t'enlever tes putains de tatouages, tu crois pas ?
Sur ces mots, il recommence à me découper en me glissant au passage qu'il connaît déjà tout de moi, même si j'ai du mal à le croire. Sancho fouille dans mes fringues, et trouve le roman que je viens d'écrire. Il se met à le lire calmement pendant qu'Irving besogne.
Je m'évanouis à plusieurs reprises, et perds la notion du temps. À chaque fois que j'ouvre les yeux, le révolutionnaire a parcouru plus de pages de mon manuscrit, et son intérêt semble augmenter. Quand il le finit, et qu'il le pose sur la table en bois, Irving a fini de m'enlever mes tatouages.
-C'est toi qui a écrit ça ? me demande Sancho.
J'acquiesce calmement pendant qu'Irving se débarrasse de son scalpel. Mon corps entier est comme un gigantesque cœur qui bat la chamade. Je voudrais mourir maintenant.
-C'est pas mal, poursuit Sancho en désignant mon roman.
Irving lui lance un regard noir, que le révolutionnaire soutient. Les deux hommes se lancent dans une sorte de dialogue muet que je ne comprends pas. Irving finit par hausser les épaules et me détacher. À peine libérer de mes liens, je m'écroule face contre terre, et il me faut puiser dans mes dernières forces pour me relever.
Calmement, Les deux hommes me rendent mes fringues, et je souffre le martyr en les enfilant. Je ne comprends plus rien. Ils me font raccompagner dehors par un sous-fifre, et je vois de la gêne dans le dernier regard que je leur adresse, comme s'ils avaient pour la première fois honte de leur propre barbarie.
Dehors le soleil m'agresse, et chauffe ma peau comme jamais. Mes vêtements sont humides de sang, et collent à ma chair à vif. J'aurais dû rentrer à poil, parce que je vais jongler en les retirant.
C'est fini, et j'ai perdu. L'envie de me battre et de protester contre ce futur inévitable a totalement disparue. Je traîne des pieds dans la rue, en prenant soin de rester à l'ombre, et je m'enfuis honteux comme un traître à sa patrie.
Je pousse jusqu'à chez Martine, sans doute pour essayer une fois de plus de mourir sur son palier pour lui faire les pieds. Je frappe à sa porte, en pensant que c'est le moment où jamais pour elle de réapparaître. Mais l'écho sourd du silence de son appartement m'informe qu'il est vide. Je saisis un stylo, et marque « Je veux plus vivre sans toi » sur la première page de mon manuscrit, avant de le glisser sous son paillasson.
Ça, c'est fait. Maintenant il faut t'occuper de ta survie.
Je redescends les escaliers et retourne dans la rue. Je me mets à marcher en faisant des mouvements amples, pour éviter que le tissu de mon pantalon ne vienne frotter mes plaies. Les rares passants que je croise et qui me lancent des regards appuyés me font peur. Je suis terrorisé à l'idée que la douleur puisse recommencer.
Je fuis dans Paris comme un dératé, honteux et binaire. Je frissonne comme la petite merde que je suis devenu en repensant aux dernières heures que je viens de vivre, n'arrivant pas à les chasser de mon esprit alors que je devrais aller de l'avant. Je veux juste me cacher et ne plus souffrir.
Encore une fois, je vais chez Vincent. Parce que je n'ai nulle part d'autre où aller, et parce que je sais qu'il a chez lui des anti-douleurs. Je marche jusqu'à chez lui, et il me vient une idée que je n'aurai jamais pensé avoir : Le métro me manque.
Je pousse la porte du hall et remonte l'escalier en comptant chaque marche pour m'occuper l'esprit et moins penser à la douleur. Je vais frapper à la porte de l'appartement où nous avons établi nos quartiers, réalisant avec tristesse que si Irving ne m'a pas demandé notre nouvelle adresse, c'est parce qu'il ne s'est même pas rendu compte que nous avions déménagé.
On est même pas des gens importants. On est l'armée des perdants, et on se fait démolir petits bouts par petits bouts.
J'aurais dû écrire autre chose à Martine. Un truc classe, qui ne lui laisse pas non plus penser que je suis à ses ordres.
Vincent ouvre la porte, et semble ne pas me reconnaître. J'aimerais penser que c'est parce qu'il voit sur mon visage un expression qui n'y était pas avant, mais je sais que c'est juste parce que je suis bien rasé et que je porte un costard.
Il me plaque au sol comme il sait si bien le faire, en me demandant comment il peut savoir que c'est bien moi. Je suis fatigué, et incapable de répondre, car après tout il ne me reste qu'un tatouage pour me différencier d'Irving Rutherford. Ça et...
Vincent arrache mon pantalon et je comprends que Xavier lui a parlé de la différence majeure entre mon jumeau maléfique et moi. Le tissu se décolle brusquement de mes plaies, arrachant au passage des croutes de sang séché.
Je pousse un râle de douleur, et donne un coup de pied dérisoire à mon ami qui ne bouge pas d'un cil. Il fixe mes plaies et ses yeux s'emplissent de larmes, tandis que ses poings se crispent. Je l'ai rarement vu aussi impuissant qu'en cet instant.
Il murmure « Non » et c'est tout. De toute façon il n'y a rien à dire. Il place sa main devant sa bouche comme s'il allait vomir, et les larmes commencent à couler franchement sur son visage.
-Si ma bite te fait autant d'effet, tu devrais te poser des questions, dis-je avant de m'évanouir à nouveau.


Note : Retirer blague de la fin

Prochainement : Les mères

15 juin 2010

39. Irving est différent


J'ai décidé de revoir un peu mes priorités. J'ai commencé par mettre ma carrière littéraire naissante entre parenthèses, pour pouvoir regarder la télévision toute la journée. Je note les idées qui me viennent sur des bouts de papiers en me disant que je les écrirai le jour où je me remettrai au travail, si tant est que ce jour arrive. La plupart du temps je perds ces bouts de papier.
J'en ai trouvé un ce matin au pied du canapé sur lequel j'ai dormi. J'ai reconnu mon écriture, même si je n'avais aucun souvenir du moment où j'avais pu l'écrire. Sans doute après un réveil en sursaut. Le papier disait « Raconter un truc avec des apaches ». Je l'ai chiffonné et jeté à la poubelle.
Il est tard maintenant, et la journée est passée discrètement. La télévision diffuse un feuilleton australien sur lequel mes amis et moi sommes concentrés, en partie parce notre anglais est un peu rouillé.
Chacun de nous surveille l'heure en attendant les informations du soir. Même si c'est inutile, et que la guerre civile française semble être écartée de l'actualité internationale, nous regardons maintenant le journal tous les soirs. Xavier et Vincent, secrètement, le regardent aussi pour s'assurer que le reste du monde se porte bien, et que leurs copines parties à l'étranger ne sont pas victimes d'un tremblement de terre ou d'une pluie de météorites.
La montre de Vincent sonne, et Xavier zappe sur un journal télévisé. Nous regardons les gros titres pour nous assurer que le monde existe encore, et que la France, elle, n'existe plus. Nous changeons plusieurs fois de chaîne pour recouper les informations.
-Demain je vais essayer de récupérer un lecteur DVD, nous apprend Vincent.
Xavier et moi acquiesçons d'un air satisfait. Les journées deviennent plutôt ennuyeuses ces temps-ci. Nous avons arrêté les cours d'escrime, et mon ami mes fait plus ou moins la gueule depuis que j'ai décidé de mettre un terme à ma vocation d'écrivain-guerrier de façon brutale. « Pour faire quoi ? » m'a-t-il demandé avec froideur.
Une image attire l'attention de Vincent, et il prend la télécommande des mains de Xavier pour augmenter le son. La voix d'un commentateur japonais emplit la pièce, et ne nous est pas d'une grande utilité. À l'écran, nous découvrons une manifestation de ce que nous prenons d'abord pour des naturistes. Puis je comprends ce qui a arrêté le regard de Vincent : Un homme s'avance, nu lui aussi, à la tête de la foule, et je reconnais Sancho le révolutionnaire.
Je remarque alors que la scène se passe à Paris, et que toutes les personnes qui défilent à poil sont plus ou moins armées. Certains portent des foulards sur le visage, et d'autres brandissent des pistolets en l'air en marchant le bassin en avant. Le rire du présentateur japonais ne nous renseigne pas vraiment sur le but de la manifestation.
Xavier donne un coup de coude à Vincent, et lui montre un coin de l'écran. Le moustachu plisse les yeux comme si ça compensais sa myopie, et s'approche de la télévision pour mieux voir. Avec le premier rang des révolutionnaires, l'intimité à l'air comme les autres, se trouve Irving Rutherford. Il marche fièrement un flingue à la main, et nous sommes immédiatement sidérés par un détail.
Mes amis se retournent vers moi avec des yeux écarquillés. Xavier a même la bouche entrouverte, et bégaie, incapable de parler. Je jurerais que Vincent va se mettre à pleurer.
-Il n'a pas de tatouages, dis-je comme s'il s'agissait d'une révélation.
Ils me dissèquent mentalement, comme s'ils me rencontraient pour la première fois. Je déteste cette situation. Je voudrais être un intellectuel, et je fais constamment des efforts pour lutter contre la stupidité. Je n'ai vraiment pas envie de disserter sur certains sujets qui manquent cruellement de profondeur.
-Mec, m'interpelle Xavier, t'as vu la taille de ce truc ? C'est monstrueux !
Je frotte mon visage nerveusement. Je me recroqueville sur moi-même, comme si je cherchais à disparaître entre deux coussins du canapé. Il y a la guerre civile à Paris, j'ai un jumeau maléfique, et je n'arrive plus à écrire. Ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent.
Xavier me pose la main sur l'épaule, et réprime un sourire pour teinter le moment de gravité. Vincent se lance dans une argumentation hasardeuse sur la profondeur de notre amitié, et la nécessité de tout se dire.
-Sérieusement mec. Dis-nous juste « Plus petite » ou « Pareille ».

Ce roman que je veux écrire raconte l'histoire de l'homme qui découvre le remède contre le cancer. C'est un personnage atypique, et l'intrigue a un rythme lent pour mieux mettre en valeur le caractère du héros face aux évènements.
Quand il devient célèbre, et que les gens commencent à lui adresser des milliers de lettres de remerciement, il rayonne. Il est invité à dîner chez les plus grands chefs d'États, et le tout Hollywood. A un moment, il guérit Britney Spears d'un cancer du sein, et tombe amoureux d'elle. Il perd un peu les pédales. Il se met à vivre de manière un peu inconséquente, et ne traite pas Britney avec les égards qu'elle mérite.
Lui qui est si bizarre se met à rentrer dans le rang : Il achète une grosse voiture et adopte un enfant éthiopien, qu'il nomme Léonard, comme son père. Puis il se rend compte qu'il est floué par les grands laboratoires pharmaceutiques, qui commercialisent son remède à des prix exorbitants, et que seuls les riches peuvent se l'offrir.
À la fin du livre, il fait don de sa fortune à un organisme caritatif, et tente de sauver son couple avec Britney. La mort de Léonard, ironiquement emporté par le sida, les rapproche.
Je n'écrirai pas ce roman, parce que le rythme en est vraiment trop lent, et parce qu'au fond je ne sais pas moi-même où je veux en venir.
Cet autre roman que je veux écrire est un roman fantastique. Un jour, un ours se change en homme, et il doit apprendre à vivre avec nous. Il trouve du travail comme apiculteur, s'achète une maison, et fonde une famille. Les gens l'aiment bien même si ses manières restent un peu frustres. Parfois son regard se charge de mélancolie quand il repense aux montagnes dans lesquelles il a grandi.
Dans ces moments-là, il va passer une nuit dans les bois pour se requinquer.
À la fin, il meurt en tant qu'homme, mais l'épitaphe sur sa tombe nous rappelle qu'il n'a jamais véritablement été à l'aise avec sa condition.
Je n'écrirai certainement pas ce roman. Il est trop personnel, et terriblement prétentieux.
Le dernier roman que je veux écrire serait mieux en bande-dessinée. Il parle d'une cité imaginaire gouvernée par des elfes. La cité appartenait auparavant aux orcs, et ces derniers se sont retrouvés asservis. Les elfes sont un peuple sage et prospère : Ils construisent des routes et des écoles.
Nous suivons un jeune héros orc, qui va rejoindre la révolte de son peuple face à l'envahisseur. Par quelques scènes bien senties, la bande dessinée va nous apprendre qu'il ne faut pas se fier aux apparences : Que les elfes maintiennent volontairement les orcs en bas de l'échelle sociale, en leur faisant croire qu'ils ont la possibilité de grimper. C'est une satyre sociale, et je n'ai pas encore trouvé la fin.
Mais je n'écrirai pas cette histoire non plus, parce que je ne sais pas dessiner.
J'ai fini un roman cette nuit. Ce sont les aventures de ce chevalier, Paxton Fettel, qui se bat contre les gobelins. Le fil de l'histoire est un peu décousu, et les scènes de combat un peu répétitives, mais sinon ça va.
J'ai fini le roman cette nuit car il n'y avait vraiment rien à la télé, et que je n'étais pas loin de la fin. J'ai fait une entorse à mon congé sabbatique, et j'ai été jusqu'au bout de l'épopée de Paxton.
Maintenant je suis dans les vapes. Le soleil se lève dehors, et annonce une journée chaude comme jamais. J'ai vidé les stocks d'encre et de papier de Vincent, et j'ai imprimé mon livre, avant de le relier sommairement avec des agrafes. Je ne me suis même pas relu. Je serais prêt à parier que certaines pages ne sont pas dans le bon ordre.
Mes yeux ne se détachent pas de l'objet pendant que je me rase, si bien que j'en arrive à me couper. Je suis ailleurs et vide. J'ai écrit un deuxième roman.
J'ai la satisfaction de savoir que pendant quelques temps, les post-its vont cesser de s'entasser pendant la nuit. Je vais enfin avoir du temps pour apprendre à dessiner.
Je pose le rasoir et me rince le visage. Le miroir a l'air de me demander si je pense vraiment que mon plan va marcher. Il reflète mes tatouages comme des preuves de mon existence propre, et je passe ma main sur la cicatrice ronde qui barre l'un d'eux en changeant son sens. J'enfile un caleçon, et me glisse à tâtons dans la chambre de Xavier pour ne pas le réveiller. Mon ami, qui d'habitude a le sommeil lourd et les ronflements tonitruants, sort du sommeil instantanément.
-Qu'est-ce que tu fais ? me demande-t-il.
-Je voulais te dire...
Je réfléchis à ma réponse, parce qu'au fond je ne voulais rien lui dire. Je déambule jusqu'au placard, et attrape un costard, une chemise, et des chaussures.
-Plus petite, dis-je parce que c'est la première chose qui me passe par la tête.
-Petite ?
-Pas « petite ». Juste plus petite.
Xavier se rendort avec un sourire ironique aux lèvres, et je réalise que pour une fois il n'a rien compris à rien. Je sors de la chambre et m'habille dans le salon.
Je décide de ne pas retourner me regarder dans le miroir, parce que je risquerai de renoncer à mes résolutions. Je me convaincs que je ressemble maintenant à s'y méprendre à Irving Rutherford.
J'attrape mon roman, comme pour me rassurer. Je descend dans la rue avec, pensant sans doute sortir armé. Mais en vérité j'ai juste besoin de le garder avec moi pour me donner du courage.
Un groupe de jeunes révolutionnaires passe un peu plus loin sur le boulevard. Ils vont torses nus, et se sont dessiné des peintures de guerres sur le visage. Il me font penser à des apaches.
Je prends une grande inspiration, et vais à leur rencontre. J'essaye d'adopter une démarche pleine d'assurance, et le roman que je trimballe avec moi m'y aide un peu. Je me demande comment Irving fait pour porter des costards en été. À peine ai-je fait quelques pas au soleil que je ruisselle déjà de sueur.
Tout est limpide, c'est juste moi qui ait du mal à appréhender certains trucs. Je vais faire des efforts, et chaque jour sera d'or.


Note : Retenir les idées de romans

Prochainement : Vincent est un voyeur

8 juin 2010

38. Xavier ne sait pas ce qu'il rate


« Tu sais, je pense que je vais arrêter d'écrire ce roman que j'ai commencé. Il n'est pas vraiment bon, et il me prend beaucoup trop de temps. Je crois que j'ai envie d'essayer la peinture, aussi, peut-être de voyager un peu.
Je voudrais faire autre chose que de glander devant mon ordinateur en attendant d'avoir quelque chose à raconter qui soit intéressant. J'en ai marre de passer des heures sans rien trouver, et quand les idées viennent de repousser sans cesse le moment de les coucher sur le papier de peur qu'elles deviennent mauvaises si je les raconte mal.
Les histoires de chevalier n'intéressent pas grand monde, et moi-même je commence à m'en lasser. J'ai l'impression de passer tout mon temps à arracher chaque ligne de texte de ma tête, parce que fondamentalement j'ai pas envie d'écrire. Je commence à m'avouer que je ferais peut-être mieux de ne rien faire.
Je vais mieux. Je respire normalement maintenant, et je n'aurai pas de séquelles à part un tatouage amoché. Je voudrais que tu sois là tout le temps. Je suis moins con quand t'es là. »
Je plie la lettre pour Martine et la range dans ma poche. Je me demande un instant si je n'en fais pas un peu trop, et si elle ne risque pas de s'inquiéter. Mais je ne pouvais décemment pas lui dire que j'écris moins depuis que mes amis et moi avons récupéré une télévision.
Xavier me fait signe du canapé que le feuilleton hollandais incompréhensible que nous adorons va bientôt commencer. J'hésite un instant à le rejoindre, mais après un coup d'œil par la fenêtre, je remarque que le soleil est déjà bas dans le ciel.
Et je commence à comprendre qu'il fait pas bon se balader la nuit en ce moment. J'enfile une veste, surpris par ma propre stupidité. La chaleur ces derniers jours atteint des summums de méchanceté et la nuit n'offre qu'un répit de façade.
Vincent est encore plus stupide que moi. Il vient chercher un épais sweat à capuche sur un dossier de chaise, et enfile un manteau en velours par dessus. Quand je lui demande s'il est malade, il me répond que contrairement à moi il préfère garder un certain style.
Il s'allume une cigarette et m'en tend une, que je refuse. Mes poumons sont encore douloureux, et fumer est devenu pour moi un supplice. Apercevant ma veste, il me questionne sur ma destination, qui s'avère être proche de la sienne.
-Tu vas où ? je demande.
-Au réapprovisionnement. Tu vas m'aider à porter des trucs.
J'ai la sensation que c'est un honneur qu'il me fait de me montrer son monde. Qu'en démystifiant la source de toute cette nourriture qu'il rapporte, il me témoigne plus de confiance que jamais. Mais en réalité il doit certainement avoir des trucs lourds à ramener.
Je propose à Xavier de nous accompagner, pour se dégourdir les jambes. Il refuse en secouant la tête imperceptiblement, suspendu aux lèvres d'un acteur hollandais qui entame un monologue les larmes aux yeux.
-Je crois qu'il vient de tout perdre, commente-t-il.
Vincent et moi sortons de l'appartement, et Xavier nous hurle de ramener des plantes aromatiques pour agrémenter les kilos de pâtes qui constituent la base de notre alimentation. Une fois dans la rue, privés de la fraicheur de l'immeuble, le moustachu marque une pause de quelques secondes, comme un palier de décompression. Puis il m'emmène à travers la capitale, vers une destination connue de lui seul.
Nous marchons jusqu'à un quartier excentré proche de celui de Martine. Vincent semble aux aguets et scrute les rares personnes que nous croisons d'un œil suspicieux. Quand un adolescent vient nous demander des cigarettes, j'ai comme l'impression qu'il s'apprête à le frapper.
-Les gens te prendront tout, maugrée Vincent un fois qu'il a chassé l'importun.
Il m'emmène jusqu'au pied d'un immeuble, et insiste pour que je ne parle pas une fois que nous pénétrons à l'intérieur. Il m'explique que ce qui va suivre concerne les grandes personnes.
-Alors pourquoi c'est toi qui t'en charges ?
-Ta gueule.
Nous montons les escaliers, et croisons plusieurs hommes qui descendent précipitamment, tous armés, portant des cartons ou des sacs de sport. Je peux voir au regard de Vincent que c'est inhabituel même pour lui. Arrivés au dernier étage, le moustachu frappe à une porte, et je peux entendre des jurons proférés de l'autre côté. Un homme vient nous ouvrir, l'œil vif et paniqué, un sac vide dans les mains.
Reconnaissant Vincent, son visage se détend un peu, et il nous fait signe d'entrer. Immédiatement, il commence à remplir son sac avec tout ce qu'il trouve sous la main : Boîtes de conserve, papier toilette, boîtes de munitions...
-C'est pas le moment, crie-t-il à 'adresse de Vincent.
Un des hommes que nous avons vu descendre fait irruption dans l'appartement, attrape deux jerrycans certainement remplis d'essence, et retourne dévaler les escaliers. La pièce est jonchée d'objets divers, et je serais bien incapable de savoir moi-même quoi emmener en premier.
L'épicier de Vincent tente de clarifier la situation tout en faisant ses bagages, mais ses paroles sont incompréhensibles. Ses mains tremblent tellement qu'il lâche un objet sur deux.
-Ils passent au niveau supérieur, geint-il. Je crois qu'ils en ont vraiment marre.
Vincent lui demande de se calmer, en vain. Un autre homme vient chercher le sac fraîchement rempli, et annonce que c'est le dernier voyage parce que l'heure tourne et que ça devient vraiment trop risqué de rester ici.
Comme pour confirmer ses affirmations, un bruit assourdissant retentit dehors. Un bruit qui me rappelle une explosion de roquette à laquelle j'ai assisté, mais en plus grandiose. J'ai la sensation que le sol tremble pendant quelques secondes. Vincent et l'homme se précipitent à la fenêtre, tandis que je reste figé sur place, incapable de bouger, ressentant chaque vibration dans l'air et attendant de voir où elles me mènent.
Sans que je comprenne pourquoi, Vincent demande à son acolyte si le quartier abrite un nid de révolutionnaires. L'homme hoche la tête d'un air grave.
-Qu'est-ce que tu crois ? rétorque-t-il. Ici c'est le seul endroit où tu peux vivre bien. On les soutient, c'est notre manière de changer des choses.
Le moustachu hurle « Bordel de merde », et m'attrape par le bras pour m'entraîner dans l'escalier. Je descends les marches quatre à quatre, guidés par l'instinct de survie, dans l'ignorance du danger qui me menace.
J'entends une deuxième détonation démentielle dehors, plus proche cette fois. Elle est si forte qu'elle couvre les jurons nerveux que beugle l'épicier derrière nous. Vincent crie lui aussi, mais je pense que ce sont des ordres destinés à notre survie. J'ai envie de lui demander ce qu'il propose concrètement à part courir se mettre à l'abri.
Nous débouchons dans la rue, et découvrons une foule en proie à la folie. Deux immeubles riverains sont déjà démolis, et un avion passe au dessus de nos têtes à une vitesse inimaginable, pour aller larguer une troisième bombe un peu plus loin, qui fait voler en éclat plusieurs bâtiments.
Certaines personnes tirent à coups de revolver en direction de l'avion, pensant réellement l'abattre, ou cherchant à évacuer leur rage et leur frustration. Les gens sont des centaines dans la rue, chose que je n'ai pas vue depuis des mois. En fait, je pensais même que tout le monde avait déserté Paris.
Des hommes armés de mitraillettes, presque tous barbus et hirsutes, exhortent la population à évacuer le quartier rapidement. Facile à dire. Comme pour se moquer de nous qui avons si peur, deux avions supplémentaires viennent bombarder les immeubles autour de nous, faisant pleuvoir un déluge de briques sur la foule.
Vincent reçoit un petit gravât qui lui ouvre le front. Son épicier n'a pas cette chance, prenant de plein fouet un amas de briques cimentées qui lui écrase le crâne sous nos yeux. Ma poitrine me brûle, et j'ai l'impression que je vais arracher mes points de suture simplement en respirant.
Autour de nous, tout n'est que cris et larmes. Complètement sonné, j'essaye de ne pas regarder les cadavres autour de moi, parmi lesquels se trouvent plusieurs enfants. Mes oreilles sifflent tellement que j'entends la nouvelle bombe comme si elle explosait dans l'eau. Cette fois-ci, elle détruit l'immeuble dans lequel Vincent et moi nous trouvions il y a encore quelques minutes.
Je sais pas si les choses changeront un jour. On est plus nombreux, mais on arrive jamais à rien. On est l'armée des perdants, on se bat avec des nunchakus contre des tanks. On survit dans l'espoir de pouvoir au moins égratigner ceux qui bousillent notre existence.
Vincent et moi nous hurlons des choses que nous ne comprenons ni l'un ni l'autre. Il finit par pointer une direction avec son doigt, et nous la suivons en courant, dépassant les autres fuyards. Nous continuons de courir bien après avoir quitté le quartier bombardé.
Quand nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle, je remarque que ma blessure saigne à nouveau. Je convaincs Vincent de me laisser regarder l'entaille sur son front, et il se laisse faire à contrecœur.
-J'ai rien, bouillonne-t-il. C'est bourré de morts là-bas.
-J'ai vu des mecs filmer avec leurs portables. Ça va passer à la télé, partout. On va nous envoyer de l'aide.
Il ne répond rien, mais me dévisage comme si je venais d'une autre planète. Nous rentrons sans dire un mot de plus, et j'ai pourtant l'impression que c'est le trajet le plus court de ma vie.
Une fois dans l'appartement, je découvre Xavier endormi sur le canapé, devant la télévision qui diffuse les cours de la bourse en portugais. Je réalise qu'il fait maintenant nuit noire, et j'essaye de deviner combien d'heures se sont écoulées depuis notre départ. Vincent se laisse tomber dans un fauteuil, et le bruit réveille Xavier. Je lui demande la télécommande, qu'il refuse de me donner.
-Vous vous êtes pété le cul en cachette ? demande-t-il. Vous avez mis des plombes.
-Zappe sur les chaînes d'information. Tout de suite.
Le regard déterminé que je lui lance suffit à le convaincre, sans doute parce qu'il vient de se réveiller. Il bascule sur une chaîne anglaise, où nous découvrons un présentateur à l'air bienveillant qui parle d'un prochain sommet quelconque de chefs d'États. Vincent ne daigne même pas poser les yeux sur le poste.
Xavier enchaîne avec le journal espagnol, qui fait le portrait d'un joueur de foot. Vincent se lève de son fauteuil, et se dirige vers sa chambre d'un pas traînant. Xavier m'interroge du regard mais je ne décroche pas de la télévision.
Le journal belge passe en revue les grands titres, et s'attarde un peu sur les prochaines élections. Le point d'orgue des informations allemandes est la naissance d'un bébé panda.
J'ai besoin d'aide.


Note : Décrire plus

Prochainement : Irving est différent

1 juin 2010

37. Vincent aux petits soins


Dans ce livre que j’ai adoré, le héros est un peu fou et pense qu’un film se tourne sur sa vie. Dans mon cas il s’agit plutôt d’une mauvaise sitcom produite pour une chaîne du câble.
J’imagine la tête des téléspectateurs en me découvrant amoché de telle sorte. Le bandage que m’a fait Vincent est sommaire, et tellement gros qu’il me fait penser à un pansement de dessin animé. Pour rester « tout public », on a viré la scène où il extrayait la balle logée dans ma poitrine, et les cris peu rassurants qu’il a poussé ensuite en contenant l’hémorragie avec ses mains.
Ça on l’a coupé au montage. L’épisode commence sur moi, allongé sur le canapé à contempler une cigarette dans ma main, me demandant à voix haute si fumer va être aussi douloureux que je me l’imagine. Les répliques sont assez décousues, et je les trouve plutôt drôles. J’espère que ça plaira au public.
Je m’allume la cigarette et souffre le martyr. Je tire quelques bouffées timides qui me font un mal de chien, et fixe mon bandage en m’attendant à en voir jaillir de la fumée. J'essaye de reporter mon attention sur l’appartement de Vincent, et de mettre des mots sur ce qui me gêne depuis mon arrivée.
J’ai tout de suite remarqué que les meubles avaient été bougés, mais il y a quelque chose de plus étrange encore. Je n’ai pas non plus été surpris de trouver une nouvelle télévision posée dans un coin, ou un deuxième canapé, connaissant les manies de mon ami. Mais c’est comme si la lumière était différente, ou les couleurs autour de moi, et que les proportions des murs fluctuaient de quelques centimètres.
-Ce n’est pas le même appartement, me lance Vincent en faisant irruption dans la pièce. T’es vraiment trop con de fumer, mec.
Un petit générique accompagne son entrée, parce qu’au fond c’est un personnage populaire. Il va remplir un verre d’eau, et vient le poser sur une table basse devant moi. Concentré, il commence à trier plusieurs boîtes de médicaments selon un ordre qui n’a du sens que pour lui, relisant chaque notice avec attention.
-Commence par celui-là, m’ordonne-t-il en me tendant une petite pilule verte.
-C’est pas le même appartement ?
-C’est celui du voisin du dessous. On trouvait ça moins chiant pour déménager.
-Pourquoi vous vouliez déménager ?
Il fronce les sourcils nerveusement. J’ai à peine avalé la pilule verte qu’il m’en présente une blanche, en me rappelant que depuis ma dernière « action d’éclat » Irving Rutherford est bien décidé à me tuer, et que je dois me cacher. Il continue ensuite de parler mais sa voix se perd dans un grondement étouffé, tandis que la pièce s'assombrit dans un plan accéléré.
La caméra fait un fondu au noir pendant que je m’endors, et Vincent fait une remarque humoristique sur l’efficacité des médicaments.
C’est avec Xavier que je me réveille. Il est d’humeur joyeuse, et me demande si j’ai confondu « écrivain guerrier » et « écrivain kamikaze ». Silencieusement, j’écoute ensuite son sermon que je trouve mal écrit et moralisateur, priant pour que la coupure publicité arrive vite.

Tu m’étonnes que le show perde de l’audience. Les gens se lassent de ce que les critiques appellent « la violence gratuite et l'auto-complaisance » de mon histoire. Mon personnage a tendance à faire franchement n’importe quoi.
La prochaine scène ne va pas plaire, mais je veux qu’elle ait lieu. Je monte sur le toit, pour aller respirer un peu d’air frais. Je remarque que Paris est plus amochée de jour en jour.
Comme des pestiférés, les immeubles semblent s’émietter lentement par petits bouts, ou noircir tels des grands brûlés. Le paysage est saisissant, et je commence à comprendre maintenant que je ne dois plus me risquer à descendre dans la rue. J’admets avec difficulté que la ville est en guerre.
Ma barre de tractions en fer est toujours fixée entre deux cheminées. D'un pas chancelant, j'escalade les quelques mètres du toit qui m'en séparent. C'est approximativement le moment où les gens se demandent si je suis vraiment con à ce point là.
Je le suis. J'agrippe la barre et mes pieds quittent le sol. Immédiatement je sens mes côtes s'écarter, et ma peau tirer sur les points de suture sommaires que Vincent m'a appliqué. Je me mords la langue par réflexe, comme pour situer la douleur ailleurs. Quand je me hisse à la force des bras, je sens les fils de nylon qu'a utilisé le moustachu craquer, et ma plaie se rouvrir. Mon bandage change de teinte, en prend une plus foncée, plus rouge.
J'éxécute une deuxième traction pour en mettre plein la vue à ceux qui n'ont pas encore zappé. J'ai envie de crier au monde que je l'emmerde, mais ma langue est encore trop endolorie. Je souffre maintenant mais c'est rien comparé à ce que je vais infliger à celui qui m'a fait ça. Il n'y a plus d' « écrivain guerrier » qui tienne. Il n'y a même plus d'écrivain.
À la troisième traction, je sens comme un fusible sauter dans mon cerveau, comme si la douleur était parvenu au point de surchauffe et que la machine s'éteignait. Mon cerveau, déjà spongieux, devient presque gazeux. Mes pensées, bonnes ou mauvaises, se changent en brume, et mon système nerveux part en fumée. Mes mains molles glissent sur la barre et je m'écroule inerte sur le toit, avant de commencer à glisser vers le parapet.
Mon corps roule jusqu'au vide sans douleur, inconscient de sa fin prochaine, mou comme jamais. Lorsqu'entraîné par l'élan je bascule par dessus la gouttière, je découvre ce qu'est le vrai vide. Ce n'est pas une métaphore à la con, ou un sentiment de manque. Ce n'est pas un petit connard qui veut faire l'acteur ou écrire, par peur d'admettre qu'il ne sait pas faire grand chose. Surtout, ce n'est pas un terme poétique qui nous parle de ce sentiment que l'on éprouve quand on réalise que les jours meilleurs ne viendront pas jusqu'à nous.
Bordel, le vrai vide c'est ce grand corps inerte qui se casse la gueule du haut d'un immeuble, et qui voit le trottoir venir à lui en quelques secondes.
Tout va si vite que je n'ai le temps de pousser qu'un seul et unique juron, auquel je ne réfléchis pas, qui est « Crotte ». À croire que je me suis assagi sur la fin de ma vie.
La tête la première, je m'écrase sur le béton avec un fracas démoniaque. Je sens mon corps s'enfoncer dans le trottoir comme un clou. Très vite je suis stoppé sur ma lancée, et je m'arrête une fois enfoncé jusqu'à la ceinture.
Encore un peu brumeux, je me dégage tant bien que mal, remuant comme un ver pour me sortir du trou que j'ai creusé. En m'extirpant je détache du trottoir des petites plaques de béton.
Ce que je fais ensuite est assez inhabituel : Je regarde la caméra en face. Je plonge mon regard dans l'objectif, et le gratifie du sourire le plus provocateur dont je sois capable.
Mes tempes palpitent au rythme d'une soirée disco qui n'a pas lieu. Je crois bien que c'est le début du plus spectaculaire mal de crâne que j'aie jamais connu.

Vincent me demande d'arrêter de remuer pendant qu'il examine ma blessure. Il sort une aiguille et du fil de nylon, et je le préviens que s'il me touche je lui arrache sa putain de moustache à mains nues. Il repose son matériel d'un air blasé.
-Laisse-moi au moins désinfecter, plaide-t-il.
Pendant qu'il charge un bout de coton en alcool, je commence à retirer mon bandage. Il a aussitôt une sorte de réaction de panique, et me demande avec un air pressé de le laisser enlever le pansement lui-même. Ses paupières inférieures remontent légèrement, tic que je ne connais que trop bien chez mon ami.
-Qu'est-ce que je dois pas voir ? je demande.
-Rien, marmonne-t-il.
Je comprends sans qu'il ne me le dise. Quand je me regarde dans le miroir, je ne vois pas mes tatouages. À vrai dire ils ne se rappellent à moi que lorsque quelqu'un m'en parle. Je réalise soudain à quel endroit est passée la balle qui m'a traversé.
Précipitamment, je retire mon bandage pour me rendre compte de l'étendue des dégâts. À l'endroit ou s'étalait une phrase de mon poète underground préféré que j'avais prise pour leitmotiv, se trouve un petit cratère rond, qui à coup sûr donnera une cicatrice. L'ironie du sort veut que le sens de la phrase ait changé : Au lieu de « Chaque jour sera dur », on peut dorénavant lire « Chaque jour sera dor ».
Je lève la tête vers Vincent, qui a l'air sincèrement désolé pour moi. Il me console à sa manière, m'explique que j'avais un tatouage à la con, et que maintenant j'ai un tatouage à la con niais et mal orthographié.
Chaque jour sera dor, mon cul. J'ai mal à la tête et aux côtes, et je ne guérirai jamais assez vite. Peut-être même que je vais devoir abandonner les tractions. D'une voix lasse, je demande à Vincent où est encore passé Xavier.
-Il est parti, me répond-il. Il a dit que tu étais trop décevant.
Je m'enfonce dans le canapé, et tente de dissiper la brume dans ma tête. Je pourrais sans doute dormir si la douleur était moins forte. Mes yeux sont gonflés et humides, et j'ai comme une envie de les arracher pour aller touiller avec mes doigts ce gros cerveau qui fonctionne si mal. Vincent perd son sourire, et pose une main sur mon épaule d'un air qui se veut rassurant.
-Je déconne, dit-il, il est juste parti installer une antenne sur le toit.
Xavier descend quelques minutes plus tard, et m'explique qu'il a dû utiliser ma barre de tractions pour son installation. Il fait courir un câble dans le salon, qu'il branche sur la télévision du voisin.
-On va capter les chaînes étrangères, annonce-t-il fièrement.
Pendant qu'il se bat avec la télécommande et les derniers réglages de l'appareil, Vincent et moi avançons les suppositions les plus folles. Nous nous demandons où en sont les Nations Unies par rapport à la France, et quand l'aide internationale va enfin arriver. Le moustachu pense que l'ONU va encore nous voir comme un pays de chieurs.
Xavier allume le poste, et tombe sur une émission de cuisine espagnole. Il zappe et débouche sur un télé-achat allemand ou autrichien.
-Je vais mettre les chaînes d'information.
La caméra, qui nous filmait d'assez près, commence à dézoomer. Elle nous montre de dos, face à la télévision, pendant que Xavier zappe toutes les cinq secondes à la recherche d'un journal télévisé qui veuille bien parler de la France.
Bientôt, le plan englobe tout l'appartement, et les images sortant du poste deviennent minuscules. On entend simplement plusieurs présentateurs parler dans plusieurs langues de la crise économique ou des futurs jeux olympiques. Un reportage belge relate les aventures d'un chien qui fait du skate-board.
Nos trois protagonistes restent immobiles, les épaules tombantes, comme vaincus. La caméra s'éloigne d'eux, passe par la fenêtre, et les abandonne comme le reste du monde. Elle s'élève et nous fait découvrir un plan aérien de Paris, gris et délabré.
Au loin, un immeuble finit de brûler. Une chanson à peine mélancolique fait entendre ses premiers accords. L'immeuble s'écroule, et c'est le noir.


Notes : -Tu vas encore perdre des lecteurs (mais bon...)
-Pourquoi « crotte » ?

Prochainement : Xavier ne sait pas ce qu'il rate
 
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