Bienvenue sur mon blog. "Irving Rutherford", c'est mon pseudo, et c'est aussi un roman feuilleton qui paraît tous les mardis. Je sais pas vous, mais moi je déteste les écrivains qui racontent leur vie, même si c'est un peu ce que je fais. Alors du coup j'arrive pas à m'empêcher de rajouter deux ou trois trucs en plus, pour agrémenter le quotidien.
Si c'est votre première visite, je vous invite à lire un épisode ou deux. Chacun peut se lire indépendamment, mais le tout est relié par une continuité, et les vieux épisodes sont gardés dans les archives.
Je souhaite une bonne lecture aux nouveaux lecteurs comme aux habitués.


14 septembre 2010

52. Irving a gagné


Xavier et moi sommes devenus amis. Malgré son côté prophète bourru, j’ai appris à le connaître, et même maintenant qu’il est reparti dans son époque, il me rend encore visite de temps en temps.
Il est retourné dans le futur peu après que les militaires aient cédé la capitale aux révolutionnaires, en se plaignant d’avoir échoué dans sa mission. Mais les choses sont bien vite rentrées dans l’ordre quand la communauté internationale a décidé de finalement intervenir sur le cas français, pour contrer ce qui a été qualifié de « triomphe de l’inconscience ».
En quelques semaines, les soldats fraîchement débarqués ont repris la capitale, et la révolte a été étouffée dans l’œuf. Je pense que dans quelques années, on verra émerger une génération de nouveaux soixante-huitards qui se vantera d’avoir essayé de changer le monde.
Tout est redevenu comme avant, ou presque. Quelques lois sociales ont été passées, ou rétablies, mais les mesures n’ont duré qu’une année ou deux. Jusqu’à ce que le nouveau président explique à ses électeurs qu’à un moment il faut bien être réaliste.
Je suis tout sauf un meneur d’hommes. L’armée des perdants est redevenue raisonnable, et aujourd’hui les pays connaît une paix sociale sans précédent. Mais je continue à me faire appeler Irving Rutherford.
Vincent a fini par quitter le pays. Il est devenu un artiste assez reconnu outre-Atlantique. Un jour, alors que je n’avais plus de nouvelles de lui depuis des mois, il m’a appelé pour me demander de lui envoyer mon manuscrit, pour le faire publier. Quand je lui ai demandé pourquoi il ferait une telle chose, il m’a répondu laconiquement « Parce que je peux ».
A l’heure actuelle, mon histoire de chevalier a été traduite en anglais et distribuée à petit tirage. Les ventes s’annoncent très mauvaises, mais Vincent m’a quand même réclamé un deuxième livre.
Incapable d’écrire un autre roman, je lui ai envoyé ce vieux manuscrit rescapé de l’incendie de mon appartement, sur lequel je passais mon temps à cracher autrefois. Vincent, en le relisant, m’a annoncé que je n’avais jamais rien écrit de meilleur.
-Je veux bien te croire, ai-je dit avant de raccrocher.
Et le record tiendra sans doute toute ma vie. Même si on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.
Martine est revenue à peu près en même temps que ma tumeur. J’ai d’abord appris pour la tumeur, et alors que je rentrais chez moi après une longue journée de travail (j’ai retrouvé du travail), elle était là à m’attendre devant chez moi. Je n’ai aucune idée de la façon dont elle m’a retrouvé.
Elle voulait qu’on se remette ensemble, mais quand je l’ai prise dans mes bras j’ai pensé à la tumeur, et j’ai pensé à cette vie faite de compromis. J’ai relâché mon étreinte et j’ai décliné sa proposition. J’ai ensuite passé plusieurs nuits sans dormir.
J’ai fini par retrouver le sommeil, et je suis revenu à ma petite routine. J’ai essayé d’écrire une ou deux nouvelles, que je n’ai pas réussi à terminer. J’ai changé de boulot, pour rompre la routine.
Je me suis fait faire un tatouage. Le dernier. J’ai fait écrire « Gagné » sur ma poitrine. Parfois je croise dans le miroir ce tatouage rescapé qui proclame « Chaque jour sera d’or », et j’ai le réflexe de le gratter, comme s’il pouvait partir. J’essaye d’économiser pour me payer une opération au laser, mais la majorité de mon argent est englouti dans ma tentative de me reconstituer une collection de bandes dessinées, et dans mes frais médicaux.
Quand Xavier passe me voir, il me rappelle que je suis encore jeune. Il me raconte que le futur ne semble pas bouger d’un pouce ces temps-ci, et que je devrais en profiter pour m’offrir des vacances.
-Le futur est putain d’immuable, ai-je remarqué un jour avec une pointe d’aigreur.
-Juste pour les gens comme toi.
Je suis parti passer une semaine chez Vincent et ça m’a fait un bien fou. Même s’il n’a pas eu beaucoup de temps à m’accorder, il a été très hospitalier, et m’a présenté des filles susceptibles de me plaire. Je suis rentré en France les bras chargés d’exemplaires invendus de mon premier roman édité.
Je l’ai relu une fois chez moi, et je me suis couché tard malgré le décalage horaire et la journée de travail qui m’attendait le lendemain. Avec le recul, j’ai trouvé la fin plutôt optimiste :
« Paxton Fettel tira trois cent pièces d’or de son équipement, et deux cent de plus de son épée. C’est vêtu tel un vagabond qu’il quitta la petite bourgade accueillante. Il passa par la forêt sans rencontrer un seul brigand.
-Me voici devenu le roi des moins que rien, jubila-t-il.
La vie de chevalier avait été lourde et contraignante. L’abandonner de la sorte le fit exulter pendant plusieurs jours. Il avait de l’argent d’avance, et aucune responsabilité. Il passa même devant un groupe de gobelins en cavale sans lever le petit doigt.
Les jours passèrent, d’auberge en auberge, et il découvrit que le monde ne se limitait pas aux vastes terres de Ragnar. Au-delà des montagnes, à l’est, l’attendait le peuple aquatique rescapé du grand déluge. Accessible par bateau, au nord, se trouvait la terre des géants.
Sans s’en rendre compte, il perdit jusqu’à l’envie de se battre. Certains soirs, au coin du feu, il se figurait les vieux rois avachis sur leurs trônes, l’épée pendante et la couronne en décrépitude, qui écoutaient les bardes d’une oreille distraite. Lui, le roi des pâturages et des campements provisoires, s’endormait chaque soir au son des tavernes adjacentes.
Il finit par manquer un jour d’argent. Il racheta une vieille ferme délabrée pour une bouchée de pain, et se mit en tête de cultiver juste assez pour se nourrir. Et puis bordel, il serait heureux !
Ses débuts d’agriculteur ne furent pas faciles, et sa première récolte fut si maigre qu’il du solliciter la générosité de ses voisins pour passer l’hiver. On aimait bien Paxton dans le voisinage, même si certains essayaient parfois de lui faire comprendre à mots couverts qu’un chevalier ne fera jamais un bon paysan, et vice-versa.
-Honnêtement, je ne vois pas plus de noblesse dans la chevalerie que dans le travail des champs, raillait souvent Paxton.
« Ce n’est pas une question de noblesse, mais de tempérament. On ne se force pas à être quelqu’un d’autre. » lui répondit une fois Gargan l’édenté, ce qui mit Paxton dans une rage folle.
Les récoltes se succédèrent, et s’améliorèrent quelque peu. On voyait parfois passer un voile maussade sur les yeux de Paxton, aussi fugitif qu’inexplicable. Et parfois, lorsqu’il voyait des enfants jouer avec des épées en bois dans les champs, il semblait faire un effort pour reporter sa concentration ailleurs.
Un jour, il rencontra à la fête du village son ancien ami Morgados, qui ne le reconnut pas au premier regard. Paxton fut forcé de lui expliquer qu’il avait renoncé à la chevalerie pour vivre plus simplement.
-Plus simplement que quoi ? fit Morgados, surpris.
Ils discoururent longtemps sur l’utilité de la régulation des gobelins, et la vie d’homme libre. Les deux compères burent quelques verres, et rentrèrent en chantant jusqu’à la ferme de Paxton. Au petit matin Morgados reprit la route.
Paxton Fettel ne travailla pas ce jour là. Il resta assis sur une chaise devant sa porte, et regarda le soleil grimper et descendre. Il se laissa pénétrer par les champs et leurs ressources inépuisables, et faillit verser quelques larmes en se remémorant certains combats épiques qu’il avait mené.
Il ne mangea pas, ne prononça pas un mot, mais sembla passer sa journée à faire de longs adieux à quelque chose ou quelqu’un avec qui il n’était pas vraiment intime. La lumière déclinant, ses traits s’assouplirent pour se charger d’une nostalgie un peu enfantine, qui fit sourire les paysans du coin.
Certaines personnes paraissent un peu étranges.
La nuit tombée, Paxton s’étira, puis alla ranger sa chaise à l’intérieur. Il ressortit une dernière fois pour contempler la plaine assoupie, et prit sa décision. »

FIN

9 septembre 2010

51. Seul en piste (2)

-Le futur, c'est le seul truc auquel tu penses, c'est pour ça que je suis là. Tu en parles tout le temps, du futur. Tu rabâches sur les choses que tu voudrais faire, que tu devrais faire, et au final tu reportes. Et tu sais pourquoi tu les reportes ? Parce que tu aimes l'idée d'être une personne en devenir. Tu te réjouis en voyant le chemin qui reste à parcourir. Le futur, putain, tu l'aimes tellement...
Je sais pourquoi tu pleures, et tu le sais aussi. Aujourd'hui il n'y a plus de futur. La seule perspective qu'il te reste, c'est la fin de la journée, et au delà que dalle. Je suis venu te parler du vrai futur.
-Tu as fini ?
-Le vrai futur s'éloigne, continue Xavier.
Roger a déjà dit ça avant lui. Combien d'autres encore ? Je ne suis pas d'accord, dans tous les cas. Je viendrai à bout de cette journée, et il y aura un après.
Xavier se met à m'expliquer que dans le futur dont il vient, j'ai réussi à empêcher la catastrophe qui se produit aujourd'hui; mais ça aussi je le savais déjà.
Je sèche mes larmes et ravale ma tristesse, pour un temps. La fumée se dissipe peu à peu, révélant un champ de bataille vide, parsemé de cadavres, dont celui d'un serpent géant. Même si j'y ai participé à ma manière, j'ai l'impression d'arriver après la bataille.
Xavier avance que nous devrions nous remettre en route, et aller affronter Irving Rutherford à la maison de la Radio. Encore une chose que je savais déjà.
Je secoue mon corps, m'ébroue comme un chien mouillé pour me débarrasser de l'épaisse masse gélatineuse dont je suis couvert. La fatigue me tourmente plus que les regrets ou la peur. Je voudrais simplement m'allonger et dormir, et quelque chose me dit que si je ne le fais pas bientôt, je ne serai plus jamais en phase avec ce qui m'entoure. Que dans quelques heures j'oublierai même qui est réellement Xavier.
Mon compagnon le voyageur temporel ramasse une mitraillette sur le corps d'un soldat tombé au combat, et me suggère de faire de même. Quand je refuse poliment, il me demande avec ironie si je préfère les épées. Un nouveau sanglot me remonte dans la gorge quand je réalise que c'est lui qui m'a appris l'escrime.
Nous nous remettons en route. Je passe mon temps à me remettre en route. Je m'arrête jamais et ça aussi ça me fatigue. Dans quelques heures je cesserai de me plaindre.
Je traverse un long chemin geignard et nombriliste, qui touche à sa fin. J'ai essayé de devenir adulte, mais maintenant, au point où j'en suis, je me contenterai de rester jeune. De sortir boire des verres avec des amis et d'aller au cinéma. Vivre de petits boulots me suffirait, sans que j'espère quoi que ce soit d'autre, et sans que cela me peine non plus. Perdre mes gallons et redevenir un simple troufion dans l'armée des perdants.
Honnêtement, j'aurais voulu être un homme meilleur, mais mon échec dans ma tentative pour y parvenir ne m'affecte plus vraiment.
-Allons exploser la gueule de ce mec, dis-je.
Nous longeons la Seine vers les beaux quartiers, qui eux non plus n'ont pas été épargnés par les bombardements. A peine si les avions ont eu la délicatesse de préserver la tour Eiffel. Lorsque parfois un obus tombe un peu trop près de nous, Xavier sursaute et se demande à haute voix à quel moment tout a pu merder à ce point. Je finis par lui répondre qu'auparavant je croyais que ça avait commencé quand les gens ont voté à droite aux dernières élections, mais que j'ai dorénavant compris que les gens ont pratiquement toujours voté à droite.
-Il n'y a pas de moment précis, dis-je. Ça se fait petit à petit. Je vois même pas pourquoi tu es revenu aujourd'hui, parce que c'est pas un jour plus crucial qu'un autre.
Il cogne du pied dans une canette vide, et l'envoie valser devant nous, tellement loin que je la perds de vue. J'ai brusquement envie de courir après pour la rattraper, en criant « Reviens ! » comme l'abruti que je suis.
-Un peu d'amour propre, me conseille Xavier, qui a toujours su lire les pensées.
-C'est pas mon fort.
Et pourtant, en le disant, je me rends compte que j'arrive plus ou moins à me supporter ces jours-ci. Je me dis que ça va durer.
Nous abordons la maison de la Radio par l'entrée principale, éventrée par une roquette. Le hall d'accueil est recouvert par une poudre grise, faite de briques réduites en cendres. Des câbles arrachés derrière un bureau témoignent du vol des ordinateurs.
-C'est grand, remarque Xavier en jetant un coup d'œil au plan du lieu.
-On va se séparer.
Il rechigne face à ma proposition. Il argumente, essaye d'imposer son point de vue, mais je reste catégorique. Finalement, il part de son côté, suivant un long couloir, en me disant qu'il me retrouvera plus tard.
-Je le sais bien.
Je me laisse glisser le long d'un mur, pour m'asseoir en tailleur. Je frotte mes mains sur mon visage, puis reste quelques secondes à fixer le sol, les yeux et la tête vides.
Il n'y aura pas de final grandiose. Irving me trouvera, ou je le trouverai, mais rien ne presse. Nous sommes chacun deux pions sur l'échiquier, et tout ce que je fais là c'est m'occuper de mes histoires personnelles, qui n'auront aucune incidence sur rien.
Je me lève et vais déambuler dans les couloirs. Je passe devant le studio d'enregistrement d'une de mes émissions préférées, qui a miraculeusement été épargné par les pillages, et cela suffit à me faire plaisir. Brusquement, un déclic se fait dans ma tête.
Je me mets en quête du studio de France Info, sachant qu'Irving s'y trouve. Je le sais parce que c'est une idée que j'aurais eu, même si j'y aurais renoncé. Plus grand monde n'écoute la radio en temps normal, alors ces temps-ci...
Sans m'en rendre compte, je commence à courir dans la maison de la Radio, priant pour ne pas croiser Xavier, et pour en finir vite et aller me coucher. Je sillonne le grand bâtiment vide, enflammant parfois la moquette lorsque je cours trop vite.
Je brûle pas mal de trucs, mais je me console en me disant que si je ne fais rien, l'autre connard finira par incendier le monde entier.
Je débouche chez France Info. Je m'arrête devant la porte pour reprendre mon souffle, en me donnant des petites claques sur le visage pour me réveiller. Je sens la présence de mon jumeau maléfique à travers le mur, plus forte que jamais. Elle m'appelle et me nargue, et si j'étais un peu moins peureux j'entrerai tout de suite pour affronter mon destin.
Mais je reporte encore un peu. J'ouvre une fenêtre pour respirer l'air frais, et fumer une cigarette imaginaire. Je réalise avec stupeur que ma dernière tentative pour arrêter la clope s'est avérée fructueuse. Bercé par le vent frais qui aspire avec lui les ondes maléfiques provenant du studio d'enregistrement, je me demande pour la première fois depuis longtemps ce que je ferai demain.
La porte s'ouvre, et Irving fait irruption dans le couloir. Instinctivement, je forme une petite boule de feu entre mes doigts, que je lance sur lui. Il bondit en l'air, et esquive mon projectile pour aller s'accrocher au plafond comme une araignée.
-Bordel, mais je pourrai jamais me débarrasser de toi ? me demande-t-il.
-Tu prends tout à l'envers, mon pote.
Je jette une deuxième boule de feu, qu'il esquive encore en se laissant tomber pour m'écraser son talon sur le front. Je tombe à la renverse, et il profite que je sois à terre pour me rouer de coups. Je sens un léger craquement au niveau d'une côte, et maudit mon jumeau maléfique pour m'avoir cassé un os qu'on ne peut pas plâtrer.
Il me soulève à bout de bras, et je me débats quelques instants, avant qu'il ne me projette contre un mur, qui se casse sous la violence du choc. Je roule par terre, et tousse à cause de la poussière de brique. Cette fois j’évite de faire l’inventaire de mes os bisés.
Je vole à sa rencontre, la tête la première dans son ventre, et il pousse un cri étouffé, signe qu’il n’arrive plus à respirer. Je l’attrape par le col et lui colle un coup de genou dans le nez. Sa main agrippe mon visage, et des griffes lui poussent qui m'entaillent jusqu’au sang, mais je ne lâche pas prise et lui donne un autre coup.
Il finit par retrouver son souffle, et attrape mon pied pour me projeter en l’air, avant de me rabattre violemment sur le sol. Il recommence l’opération plusieurs fois, se servant de moi comme d’une massue pour démolir un obstacle imaginaire.
Je roule sur le dos, mais il est obstiné et bloque mes bras avec ses genoux pour m’immobiliser. Il entreprend ensuite de me démolir le visage à coups de poings, et me casse une ou deux dents.
Haletant, ruisselant de sueur, il finit par sortir un revolver, qu’il arme avec un bruit métallique strident. Complètement sonné, son image me paraît lointaine, et je le distingue vaguement pointer son arme sur mon front. Sans réfléchir, je lui crache un long jet de flammes au visage, et il me lâche pour aller se rouler par terre dans un hurlement de douleur.
-Tu connais l’écrivain guerrier ?
Il ne me répond pas. Nous restons allongés quelques instants, épuisés. Quand il me propose une petite pause, je lui rétorque que de toute manière ce combat est gagné d’avance pour moi, puisqu’il sort directement de mon imagination.
Une grande tristesse s’empare de moi. Je jette un coup d’œil à mon jumeau maléfique, qui a les mains posées sur son visage brûlé et ensanglanté. J’y vois mon propre reflet.
-Personne n’écoute plus la radio, dis-je. A part les riches et les bricoleurs.
-Et les militaires, sanglote-t-il.
Subitement, tout s’éclaire. Un vague sentiment de compassion s’empare de moi, en regardant cet autre moi-même déchu qui s’occupe lui aussi de ses histoires personnelles. Au fond je n’ai jamais pris le temps de le connaître.
-Disparais.
A peine ai-je prononcé ces mots qu’Irving part en fumée. Même si je sais que c’est passager, j’ai les idées claires. Je sais pour un temps qui je suis, et pourquoi je suis ici. Je sais ce qui me reste à faire.
Je me relève et pénètre dans le studio, dont Irving avait déjà allumé tous les appareils. Je vais jusqu’au micro, et hésite une seconde, avant de regretter d’avoir hésité.
-Je suis Irving Rutherford, dis-je calmement. Les rebelles ont pris toutes les places fortes de la capitale, comme vous pouvez le constater. Je demande aux forces armées une reddition immédiate, et je promets qu’aucun mal ne leur sera fait. C’est fini. Nous avons gagné.
Je coupe le micro et m’allonge par terre, en fermant les yeux. Je fais des efforts pour ne pas m’endormir. Mes idées recommencent petit à petit à perdre leur clarté, et je retombe progressivement dans ce monde obscur que je connais si bien. Je me demande un instant si ce que j’ai accompli aujourd’hui était sensé.
La voix d’un homme me tire de ma rêverie. J’ouvre les yeux, et le découvre qui m’observe avec curiosité. Quand je lui demande ce qu’il fiche ici, il me répond qu’il s’adapte à l’air du temps. J’essaye d’ignorer sa remarque bizarre, et lui demande son nom.
-Xavier, m’informe-t-il.
-Irving.


Note : Réécris tout depuis le début

Prochainement : Irving a gagné

1 septembre 2010

50. Seul en piste (1)


Le nord m'appelle, sans que je sache pourquoi. Ça fait quelques temps déjà que je ne prends plus de décisions réfléchies. Je me dirige simplement en direction des bombardements, en quête du champ de bataille où les choses importantes se passent.
L'épée à la main et la peur au ventre, j'avance inexorablement vers la Seine, à la recherche d'un sens à donner à mes actions. Rien de ce que j'ai vécu jusqu'ici n'a réussi à me mettre sur la bonne voie, ni même sur une voie quelconque.
Je suis le chômeur qui t'emmerde. Je suis l'électeur qui ne vote jamais pour celui qui se fait élire. Je prends des crédits sur trente ans, et j'espère un monde meilleur sans pour autant ériger des barricades. L'armée des perdants est composée de fantassins maladroits et peu convaincus.
Enfin merde, quand est-ce qu'on y arrivera ? Je suis pas plus impatient qu'un autre, mais ça commence à bien faire. Il faudrait peut-être faire quelque chose de nos vies.
La fumée a envahi la ville, et me cache le ciel. Les incendies autour de moi ne produisent plus que de la noirceur, parce que tout a déjà brûlé. Je me dis que si j'atteins la Seine j'y verrai un peu plus clair.
Je remonte le boulevard en ignorant les protestations des bâtiments, et les pans de murs qui s'écroulent. Je ne suis pas revenu pour faire du tourisme. J'ai un fils de pute à descendre, et j'en viendrai à bout même si c'est la seule chose bien que je dois accomplir dans ma vie.
De ma faute ?
La ville tremble comme après un long hiver. La fumée est suffocante, et je me fie au trottoir que je longe pour m'emmener vers des jours meilleurs. Je range mon épée dans son fourreau, pour ne plus avoir l'air du connard qui fonce sabre au clair, sans réfléchir.
Peut-être que c'est à ce moment, quand je me préoccupe de la manière dont je fais les choses plutôt que pourquoi je les fais, que je suis plus écrivain que je ne l'ai jamais été. Ou peut-être pas.
Je débouche enfin sur la Seine, et obtiens une vue un peu plus dégagée. Des avions sillonnent l'altitude comme des harpies, trop hauts pour qu'on ne les entendent. Ils larguent ça et là des feux d'artifices qui n'émerveillent personne. Un régiment d'hélicoptères arrive par l'ouest, longeant le fleuve et dissipant la fumée.
Ils semblent écarter les nuages bas qui jalonnent les toits des immeubles, et viennent cracher sur le Pont Royal des hordes de soldats. Des lianes jaillissent des engins, du long desquelles se laissent glisser les hommes. A peine ont-ils touché le sol que chacun va déjà poser des sortes de petits transistors aux quatre coins du pont.
Puis, abandonnée par ses anges d'acier qui s'en retournent déjà par là où ils sont venus, la petite troupe déserte le pont en quatrième vitesse, se réfugiant de l'autre côté de la rive. J'aperçois vaguement une silhouette au loin qui déballe une petite mallette, et appuie sur un bouton si gros que j'arrive à la distinguer malgré la distance.
Je murmure un « Non » étouffé.
Le Pont Royal explose de part en part, projetant des débris de pierre si haut dans le ciel qu'ils semblent y rester suspendus. Puis une pluie de pierre s'abat dans la Seine, et un peu sur la rive aussi. Des colonnes d'eau se dressent pour s'écrouler immédiatement.
Les militaires sont déjà rentrés dans le Jardin des Tuileries. Je me mets à courir le long du quai, pour rejoindre la passerelle piétons quelques centaines de mètres plus loin. Franchement, s'il faut pas être con, vu le nombre de ponts qu'il y a à Paris, d'en faire sauter qu'un seul.
Je commence à entendre des coups de feu venant d'en face. Je m'engouffre sur la passerelle à toute allure, la main sur le pommeau de l'épée, persuadé comme un abruti que c'est mon heure.
Dans les Tuileries la bataille fait rage. La plupart des révolutionnaires qui font face à l'armée ont le visage masqué ou cagoulé à cause de la fumée environnante. Des cocktails molotovs répondent aux grenades militaires, et ils mesurent leurs fusils de chasse aux mitraillettes.
Je me fous de savoir qui va gagner la bataille. En me faufilant derrière une haie, je scrute le champ de bataille du regard, à la recherche d'Irving Rutherford. Je cherche le dragon à pourfendre qui fera de moi un véritable chevalier.
Aucun des deux camps ne gagne du terrain. C'est une bataille qui n'a rien de mythique ou de grandiose. Elle est vieille comme le monde, et continuera encore des millénaires. Ce n'est jamais sur le terrain que les guerres se jouent.
J'aperçois Sancho qui charge à la tête d'une colonne. Ses homme le suivent en criant, avec une confiance effrayante, et viennent grossir les rangs des guérilleros de fortune. Les militaires font grise mine, et cèdent mine de rien quelques pouces de terrain. Il n'en faut pas plus pour que la bataille penche définitivement en faveur des indisciplinés.
Je sors de ma cachette, et dégaine mon épée. Je fends la fumée pour aller à la rencontre du confrère d'Irving Rutherford. Je pousse les personnes sur mon passage, hésitant à donner des coups d'épée, mais préférant la réserver pour Sancho.
Quand j'arrive à hauteur de ce dernier, sans qu'il m'ait remarqué, je brandis ma lame en m'apprêtant à l'abattre sur son crâne. Une rafale de balle vient le faucher au niveau de l'abdomen avant que j'ai eu le temps de frapper, et il s'écroule sans un cri.
L'air est trop opaque, et la situation trop folle pour que ses compatriote ne l'aient remarqué. Je m'agenouille près de lui, et lui colle de grandes claques pour l'obliger à se concentrer sur moi plutôt que sur les flots de sang qui s'échappent de lui.
-Qu'est-ce que tu fais là, Irving ? me demande-t-il avec un sourire réprobateur.
-Je suis pas Irving. Où est-il ?
-Irving c'est Irving. Il est comme ça. T'es l'écrivain raté ? Tu lui ressembles.
-C'est lui qui me ressemble.
-Où est Irving ?
-C'est ce que je veux savoir.
Il lève un pistolet vers mon visage, mais sa main est si tremblante, et son bras si mou, qu'il me manque de vingt bons centimètres lorsqu'il tire. Le bruit de la détonation m'assourdit quelques instants, et Sancho en profite pour me dire où se cache Irving Rutherford.
Depuis peu, l'écrivain guerrier sait lire sur les lèvres, mais je ne crois pas vraiment ce que je lis. Je comprends une insulte que j'oublie instantanément, et un lieu : La maison de la Radio. Quand je demande au révolutionnaire pourquoi Irving ne charge pas aux côtés de ses troupes, il a une moue de dégout.
-C'est un sous-fifre, m'informe-t-il. Il fait ce que je lui demande.
-L'histoire retiendra son nom. Je le sais de source sûre.
-C'est moi le chef, agonise-t-il.
-Plus maintenant.
Je vois ses yeux se recouvrir d'un voile incolore et pourtant chargé d'un foisonnement d'images. J'essaye de me convaincre que si j'ai gâché ses derniers instants, c'est qu'il le méritait. Les bruits de coups de feu se font brusquement plus rares, et l'armée semble en déroute face aux rebelles. Encore un martyr de la révolution de mes couilles.
Je me relève pour avoir une meilleure perspective. Je remarque alors que les militaires ne sont pas les seuls à fuir. Les révolutionnaires, que j'avais pris pour leurs poursuivants, sont eux aussi effrayés et pressés de s'échapper des Tuileries.
Je me retourne avec appréhension, et vois se dessiner dans la brume du combat la silhouette d'un reptile géant qui glisse pourtant silencieusement sur le sol. Sa langue siffle comme un couteau qu'on aiguise. Pire que l'anaconda de dix mètres que j'ai vu dans un film d'horreur : Le Serpent-Monde.
-Je suis Jörmungand ! hurle-t-il. Je vous mangerai !
J'ai autre chose à faire que d'écouter ces conneries. Je ne suis même pas sûr que ça soit vraiment en train d'arriver. Prenant mon élan, je fonce sur lui tête baissée, la pointe de mon épée raclant le sol.
Il pousse un sifflement strident qui me fait presque lâcher prise. D'une ondulation brusque, il projette ses crocs vers moi, prêts à se refermer. Mais je n'ai pas fait tout ce chemin pour me faire bouffer comme un mulot.
Je relève soudainement mon épée, sans cesser de courir. Je me précipite vers sa gueule ouverte et y plante ma lame. L'épée se met à rougir et fumer au contact du serpent géant, qui se tord de douleur. Mon arme magique fait le bruit d'une cocotte minute oubliée sur le feu, et couvre les hurlements du reptile.
Finalement, l'épée explose, et sa tête avec. Une giclée gigantesque de bouillie nauséabonde et verdâtre m'asperge tout entier. Le corps décapité de Jörmungand s'écroule, inerte.
Et évidemment, personne n'a assisté à cela.
Je fais neuf pas avant de m'écrouler. Je me recroqueville sur moi même, pétri d'angoisses et de regrets, et pas mal incrédule. J'ai envie de me compresser jusqu'à ne puis exister. De rester là et de ne pas insister comme je le fais toujours.
Une main se pose sur mon épaule. Je la repousse d'abord, puis une voix familière m'oblige à lever la tête :
-Tu as besoin de mon aide.
Xavier est debout à côté de moi. Il est engoncé dans une tenue de cosmonaute, et j'espère un instant qu'il soit venu m'annoncer s'être fait passer pour mort pour aller mener une mission secrète dans l'espace.
Mais il n'en est rien, et je sens même que je vais me mettre à chialer. Mon ami décédé m'explique avec le plus grand sérieux qu'il vient du futur, d'un futur où je suis devenu un grand écrivain, et qu'il est venu m'aider à me débarrasser d'Irving Rutherford.
J'éclate littéralement en sanglots. Je me recroqueville à nouveau, déversant des torrents de larmes rageuses contre moi-même, et contre ce putain de futur qui s'éloigne, se rapproche, fait des allers-retours, et me file la gerbe.
Xavier m'observe avec circonspection, et me demande poliment pourquoi je pleure. Je lui réponds la voix chevrotante qu'il me rappelle quelqu'un, avant de m'en retourner à mes sanglots.
La tristesse qui m'étreint n'a pas de fond, c'est une chute libre sans parachute qui dure des heures, des années. Je pleure comme jamais, et je ne pleurerai plus jamais comme ça. Je suis malheureux comme peut l'être quelqu'un avec des vrais problèmes.


Partie 1

24 août 2010

49. Martine au mauvais moment


-Alors tu n'as pas lu mon manuscrit ?
-Non.
Je me rends subitement compte que Martine doit me prendre pour un connard, de parler de moi dans un moment pareil. Mais comme je suis un de mes principaux centres d'intérêts, je ne me rends pas compte.
Elle remet ses cheveux en place avec gêne, et croise ses bras sur sa poitrine en regardant le sol entre nous. Et moi je ne sais toujours pas comment aborder le problème.
Autour de nous les gens hurlent sur les militaires alignés en une ligne compacte, la main sur la gâchette de leurs mitraillettes, qui bloquent le boulevard. Quelques kilomètres plus loin, les bombes  déchiquettent les immeubles haussmanniens, mais ne semblent pas inquiéter qui que ce soit. On s'habitue à tout.
Je demande à Martine pourquoi elle veut rentrer chez elle, m'attendant à ce qu'elle me réponde tout simplement « Parce que c'est chez moi, Ducon. », mais elle m'annonce qu'elle a finalement changé d'avis. Je jette un regard à Vincent, assis sur un trottoir quelques mètres plus loin, et lui demande par télépathie si Martine est bien réelle. Le moustachu ne saisit pas ce que je veux lui dire, et me fait signe de me démerder tout seul.
Tout est toujours une question de timing. Si j'étais arrivé plus tôt, j'aurais pu rentrer dans la capitale avant l'évacuation, et si ça avait été plus tard la fille de mes rêves aurait lu les lettres que j'ai glissées sous sa porte pour lui dire à quel point c'était stupide d'être séparés.
Je repense à cet exemplaire de mon manuscrit que j'ai glissé également, et regrette soudainement plus que tout de l'y avoir laissé. Je devrais m'en foutre mais une petite voix me chuchote que je suis capable d'écrire mieux, et que ce roman laissera une piètre image de moi. Et dieu sait si j'aime qu'on parle de moi en bien.
-Je peux pas faire mieux, dis-je.
Martine lève les yeux, surprise. Elle me sonde quelques instants, et passe sa main sur ma barbe. J'ai envie de m'enfuir en courant, ou de me réduire en cendres. Je voudrais dire un tas de trucs, faire un tas de truc, mais la vérité c'est que je reste planté là comme un gland, et que ma force d'inertie est telle que je ne bougerai pas tant que rien ne viendra me bousculer.
-Je vais y aller, m'annonce-t-elle.
-Je crois que je vais rester ici. J'ai pas le choix.
-T'es de ceux qui peuvent toujours faire mieux.
Au moment où elle dit ça je me sens encore plus faible que d'habitude. La ville et moi frissonnons à l'unisson. Mes épaules ont un soubresaut, et les immeubles tremblent sur leurs fondations. Quelques uns s'écroulent. L'instant passe comme un rêve, comme un petit tremblement de terre qui n'est perceptible qu'avec des sismographes. Un immeuble plus proche que les autres se casse la gueule, et une sorte de souffle vient caresser nos corps, et fait voleter les cheveux de Martine.
Le timing est mauvais, toujours. Je vais rester ici et regarder les bombes tomber, en attendant d'être enseveli, en pleurant comme un enfant. Je pleurerai si fort qu'on devra me soigner ensuite. Alors Martine viendra me rendre visite, et je mourrai dans ses bras. Et ça me suffira, parce que de toute manière je ne peux pas faire mieux.
Je la prends dans mes bras, et elle se dégage en m'expliquant que ce n'est pas une bonne idée. Je sais très bien ce qu'elle est en train de faire : Elle est en train de me quitter, encore. Dans quelques minutes je serai tout seul et je n'aurai plus de force.
Elle passe sa main sur mon visage, comme elle le fait tout le temps, et j'ai envie de lui arracher le bras. Je lui fais remarquer à quel point notre relation n'a été qu'une longue évolution vers le platonisme, et elle me demande d'un air absent pourquoi je gâche toujours les moments importants.
-Je suis...
En le disant, je cherche la réponse dans ma tête, sans succès. Je regarde son visage pour le graver dans ma mémoire, même si je sais très bien que le temps l'effacera.
Le sol s'effrite sous moi, se réduit en poudre et se disperse avec le vent. Je fais un pas de côté, puis deux, mais partout où je pose le pied le bitume part en cendres.
-Je retourne en province, me dit Martine. Je reviendrai quand ça se sera calmé.
-J'ai peur que ça se calme pas.
-Sois pas peureux.
Je ne pourrai supporter une banalité de plus. On est là comme deux cons à se regarder dans le blanc des yeux, en débitant des politesses, alors qu'on garde le plus important pour nous.
-J’ai vraiment peur que ça se calme pas.
Elle sourit, et me conseille de garder la barbe parce que ça me va bien. Elle m’embrasse une dernière fois, plus pour faire la paix avec moi que par envie. Elle rebrousse chemin et s’éloigne pour aller se perdre dans la foule des réfugiés.
Les immeubles n’en finissent pas de voler en éclats. Le son des bombes se rapproche, et les militaires avancent pour nous faire reculer. Le sol continue à se dissoudre sous mes pieds, et lorsque je vais m’assoir sur un banc, ce dernier s’embrase calmement, rongé par des petites flammes vertes.
Vincent vient me rejoindre, portant ses deux gros sacs de sport. Il m’explique qu’il ne me suivra pas plus loin, et me donne un milliard de raisons qui sont toutes légitimes. Je ne l’écoute même pas, car au fond je sais pourquoi il ne m’accompagnera pas.
Il me demande si je vais vraiment passer au plan B, alors que rien ne m’y oblige. Je lui réponds que je commence à peine à comprendre pourquoi je fais tout ça, et que pour cette fois je dois aller au bout des choses.
Il soupire, et ouvre un de ses sacs. Il en sort plusieurs trésors de sa collection, comme un costard et un rasoir. Je le remercie poliment, et nous marchons jusqu’à des toilettes publiques qui ont été épargnées par les pillages.
Pendant que le moustachu fait le guet, je rase ma barbe, sans mousse, et me coupe plusieurs fois. J’enfile ensuite une chemise, et m’escrime quelques minutes à faire un nœud de cravate, pendant que Vincent tambourine à la porte pour m’obliger à me dépêcher. Il me dit que les militaires avancent encore, et que les réfugiés commencent à fuir eux aussi.
Je passe un pantalon, une veste, et observe mon image dans le miroir. Pour la première fois, je ne reconnais pas Irving Rutherford. Je ne me reconnais pas non plus. Je vois en face de moi une personne étrange et déterminée, qui a un sourire rassurant. La personne que je suis devenu.
Quand je sors, Vincent le remarque aussi. Nous nous prenons dans les bras sans oser nous toucher, comme deux étrangers. Il m’annonce qu’il a un dernier cadeau pour moi.
Il sort de son sac une épée rutilante, au pommeau incrusté de pierres précieuses. Il me la tend, et en la saisissant je suis surpris de la trouver aussi légère. Je donne quelques coups avec contre le vent, et constate à quelle point elle est maniable. Je passe mon doigt sur le tranchant, et des gouttes de sang perlent de la ligne parfaitement dessinée qui est apparue sur ma peau.
Vincent baisse les yeux honteusement quand je le questionne sur la provenance de l’objet. Il marmonne quelque chose que je ne comprends pas bien, et grogne lorsque je lui demande de répéter.
­-Elle a… commence-­t-il. Elle a été forgée en secret dans la montagne sacrée de Helgafel, par les nains.
-Ah bon ?
-Elle est faite d’un alliage à la fois léger et indestructible. Rien ne pourra la briser. Et je crois bien que les joyaux sur le pommeau sont des pierres magiques. Je peux pas faire mieux.
Il déglutit péniblement, comme s’il allait vomir. Je sais à quel point ça a été dur pour lui de prononcer ces derniers mots. Son pragmatisme en a pris un sacré coup, et j’ai peur qu’il m’en veuille pour ça.
Mais nous échangeons une poignée de main cordiale, sans rancœur ni regret. Il me donne un fourreau pour ma nouvelle épée, et me souhaite bonne chance avec un air sincère.
-Je trouve rien à te dire de profond, s’excuse-t-il.
-C’est pas grave.
-Foutre.
Il me colle une petite claque sur la joue, et en tente une deuxième que j’esquive. Il tourne les talons et reprend sa propre route. Je me prends à espérer le revoir un jour.
Je range mon épée dans mon fourreau, et me retourne pour contempler Paris. C’est comme si la ville avait vieilli de mille ans aujourd’hui. Tout s’effrite autour de moi parce que je suis incapable d’embellir le monde qui m’entoure.
Je vais au devant de la colonne de militaires qui continue à faire reculer les gens. Je tombe sur un jeune soldat, qui pointe son arme sur moi, en m’ordonnant de rebrousser chemin.
-Tu sais qui je suis ? dis-je.
Il me dévisage quelques secondes, et ses sourcils font des va-et-vient sur son front. Il finit par me laisser passer, et je ne sais pas trop si c’est parce qu’il croit m’avoir reconnu, ou parce qu’il a eu peur de passer pour un con en demandant à un supérieur.
Les rues sont dégagées comme jamais. On voit que des tanks sont déjà passés aux traces de chenilles sur le sol, et aux voitures écrasées. La fumée des immeubles qui achèvent de brûler fait des ombres sur le sol, et cache le soleil.
Je me dis que c’est juste un mauvais moment à passer.


Note : Rendre le tout moins sentimental

Prochainement : Seul en piste (1)

17 août 2010

48. Vincent dramatise


Pousse ta brouette, abruti. Mets un pied devant l’autre, et ne t’encombre pas de réflexions sur toi ou ta place dans le monde. La route est encore longue jusqu’aux quatre royaumes de Ragnar, et encore plus jusqu’au Valhalla.
Je raconte n’importe quoi. Chaque jour sera d’or, mais pour l’instant chaque jour je suis un peu plus givré. Je suis à peine conscient de ce que je fais.
Irving Rutherford est en train de me bouffer, je le sais bien. Même à distance, il draine mes forces vitales, et ma raison avec. Je suis de moins en moins cohérent dans les histoires que je raconte. De temps en temps, un éclair de lucidité me fait me dire que j’ai imaginé la mort de Xavier, parce que les magazines de psychologie n’ont jamais tué personne.
-Toi qui avais déjà eu du mal à te faire à la mort de Roger, compatit Vincent.
-Roger n’est pas mort, dis-je, irrité. Il est retourné dans son époque, je te l’ai déjà dit.
Vincent secoue la tête d’un air las, et je vois des larmes de dépit pointer aux coins de ses yeux lorsqu’il les pose sur moi. Il détourne la tête pour ne pas avoir à contempler plus longtemps le spectacle de mon départ au large.
J’ai largué les amarres il y a longtemps déjà. J’attendais simplement qu’une bourrasque m’emmène au loin.
Pousse ta brouette, pousse ta brouette, pousse ta brouette. Le chemin qui mène au Valhalla est court, et au bout attendent la gloire, les femmes, et l’alcool artisanal à boire dans le crâne de tes ennemis. Irving Rutherford crèvera la gueule ouverte et tu pourras chier dedans.
Brusquement, une palpitation au cœur m’oblige à m’arrêter de marcher. Ma vision est troublée par des mouches obscures, et je sens assailli par la pluie qui dégringole et la certitude que je ne serai jamais un homme meilleur.
Vincent me rattrape par les épaules pour m’empêcher de tomber. Il se demande à voix haute comment il s’est retrouvé à escorter le porteur de l’anneau. Il me fait asseoir sur le bord de la route, dans l’herbe froide et mouillée.
Une bruine continuelle nous assaille depuis que nous avons abandonné la voiture, qui est tombée à court d’essence. Elle est insidieuse et persistante, et cherche à nous prouver que l’été est bel et bien fini.
Pour ne rien arranger, Vincent m’a refilé le sac le plus lourd. Quand j’ai proposé de laisser nos affaires dans la voiture, il n’a rien répondu, mais m’a fourré ce gros sac de sport entre les mains. Depuis quelques temps, chaque mot que je prononce est un mot qui me rapproche un peu plus du moment où il va m’assommer et me jeter dans un fossé, pour m’abandonner à la pluie diffuse qui me noiera calmement.
Selon les dires du moustachu, Paris n’est qu’à une bonne journée de marche. Je prie chaque seconde d’arriver à temps pour Ragnarök.
Je me relève, et nous poursuivons notre route. Vincent prend la tête, et pendant une bonne heure ne se retourne même pas vers moi. Je suis tellement trempé que j’ai l’impression de marcher dans des flaques à chaque pas. Et le bruit de mes baskets mouillées semble irriter encore plus mon ami, dont je vois les épaules se raidir progressivement.
Au loin, j’entends les cris d’Irving. Il me parle du futur diabolique qu’il est en train de mettre en place, et remet en question mon existence à moi. Je trouve quand même que c’est un comble pour un jumeau maléfique. Lorsqu’il me rétorque « C’est toi le jumeau maléfique », je lui hurle que je vais le donner à manger aux rats, ce qui fait sursauter Vincent.
Il se retourne vers moi avec rage et tristesse, sûrement furieux que ce soit Xavier qui s'en soit allé et pas moi.
-T'es un putain de givré ! me crie-t-il.
-Je fais ce que je peux.
-J'en ai marre de te ménager.
-Moi je vais te ménager la gueule, tu vas voir.
Il fait un pas vers moi, poings crispés, puis s'arrête. Si nous ne nous battons pas ici et maintenant, je ne donne pas cher de notre amitié. C'est un moment crucial que nous vivons, mais mon ami ne semble pas s'en rendre compte.
Il avance vers moi, et viens coller son visage à quelques centimètres du mien. Les muscles de sa mâchoire sont agités de tressautements, et je m'attendrais presque à voir de la fumée sortir de ses oreilles. Je réalise que maintenant, avec l'entraînement que j'ai reçu de Xavier, je pourrais sans doute envoyer le moustachu au tapis.
La pluie nous oblige à cligner des yeux sans arrêt. J'ai mal partout avant même que le combat soit commencé. Le plus dur c'est de ne pas frissonner dans mes vêtements trempés, et de ne pas songer à cette amitié qui s'enfuit.
Vincent ferme les yeux et hausse les épaules. Un fantôme de ninja plane au dessus de nous, et ne partira pas facilement. Le chagrin du deuil nous ronge pire que la pluie ou la colère.
-On réglera ça plus tard, soupire-t-il.
Et il reprend son chemin, à la tête de notre petite procession. Il fait comme si la route l'appelait, marche comme un héros romantique. Il est encore temps pour moi de le rattraper et de lui casser la gueule, pour sauver ce qui reste à sauver.
Je me remets en route. Nous traversons la campagne sinueuse et grise, d'une monotonie sans égal. Au bout de quelques heures nous croisons un homme à vélo allant en sens inverse, et Vincent en profite pour lui soutirer une cigarette.
Puis nous entrons sur l'autoroute, vide et glissante, et le le reflet que me renvoie le bitume mouillé est encore une fois celui d'Irving Rutherford. Plusieurs fois ensuite nous croisons à contresens des gens à vélo ou à pied. Vincent réussit même à négocier un peu de pain contre une paire de lacets.
Nous nous asseyons sur la rampe pour une pause pique-nique. Le pain est mou à force d'avoir traîné sous la pluie. Devant nos yeux, le nombre de passants fuyant la capitale augmente à vue d'œil.
-Ça t'étonne ? me demande Vincent.
Je vais me renseigner auprès d'une vieille femme, qui se contente de répondre « C'est grave la merde là-bas ». Ça me suffit. Je vais transmettre l'information à Vincent, qui opine calmement du chef avant de s'élancer lentement sur la route.
Je le suis, un peu moins sûr de moi à chaque enjambée. Le bitume est glissant et je manque plusieurs fois de m'étaler. A vrai dire je ne sais même pas pourquoi je reviens à Paris.
J'ai écrit un roman, créé un jumeau maléfique, cessé d'écrire. Maintenant je dois cesser d'avoir un jumeau maléfique. Un de mes amis est mort, l'autre n'est plus mon ami. Je vis dans un monde imaginaire, et l'instant d'après je suis en panne d'inspiration.
La France me fait peur parfois. J'ai l'impression de ne jamais arriver à l'envisager dans sa globalité. Mais au final je suis comme tout le monde, et j'ai quand même bien envie de tout péter. Même si je n'ai aucune idée de ce qui peut se passer ensuite.
Le vrai futur est mort, fini. Il s'en est allé avec Roger dans un déluge d'électricité. Je voudrais bien prévoir plus d'un jour à l'avance, mais il y a trop de variables et je suis pas assez intelligent.
J'ai écrit mon dernier roman, il parle de ce chevalier un peu stupide qui fonce dans le tas sans aucune stratégie. Quand tout ça sera fini, et que je me serai débarrassé d'Irving Rutherford (et que j'aurai sauvé mon pays par la même occasion), j'essayerai de le faire lire, et je suis certain que ça me redonnera confiance en moi.
Ce que je suis ?
Je fais partie de la grande armée des perdants, avec mes cicatrices, mon diplôme (non-officiel) d'écrivain-guerrier, mon manque d'ambition et la sale manie que j'ai de toujours rater tout ce que j'entreprends. C'est petit à petit que les choses s'améliorent. Un jour nous gagnerons, et c'est pour ça peut-être que je reviens à Paris.
Je n'ai qu'à claquer des doigts pour que la pluie s'arrête. Vincent dira sûrement qu'il s'agit d'une coïncidence. Je savoure quelques secondes le retour du soleil sur mon visage, sans faire attention aux gens qui passent autour de nous par dizaines.
Le moustachu me secoue l'épaule pour me faire réagir. Il me désigne du doigt la capitale à l'horizon, qui brûle et qui explose. Plusieurs avions se relaient pour la survoler, larguant leurs bombes au passage. La ville est encore loin, et aucun bruit ne parvient jusqu'à nous. C'est comme un feu d'artifice inaccessible, trop éloigné pour provoquer une réelle émotion. Je peux simplement constater que la file de réfugiés grandit de secondes en secondes.
C'est déjà Ragnarök.
-On va mourir, m'informe Vincent.


Note : Références à la mythologie trop appuyées

Prochainement : Martine au mauvais moment

10 août 2010

47. Xavier n'est plus mon agent littéraire


C'est un long deuil qui n'en finit pas de se finir. C'est un crépuscule qui prend tellement son temps qu'il en vient à se mêler avec la réalité. C'est juste une des pires journées que j'aie connu depuis longtemps.
Bordel, est-ce que tu oses dire que tu vis en société ?
Les gens me prendront tout ce qu'ils peuvent, je le sais. Il n'y aura pas de fin. Et un ami qui meurt c'est une part de vous qu'il emporte avec lui, ce fils de pute.
Le temps est magnifique aujourd'hui. Le soleil brille comme jamais, et donne à l'été déclinant un second souffle. Les rues sont envahies d'une lumière qui ravive des couleurs et donne le sourire aux passants. Je trouve ça presque déplacé.
Autrefois, Xavier m'a dit que de toute façon les gens s’en foutent de nous, et quand je lui ai demandé de quoi il parlait, il a référé ne pas répondre. Je suis tout seul et je me débrouille pour ne pas mourir. Je peux pas faire mieux.
Personne ne viendra à notre aide, et personne ne compatira plus de cinq minutes avant de penser à ses propres problèmes. Les gens prendront ce qu’il y a à prendre, et je peux difficilement leur en vouloir.

Je crois que Vincent a des doutes. Quelques minutes après la disparition de Xavier, après avoir hurlé et pleuré à en perdre conscience, il est venu me trouver. Les yeux rougis et la voix rauque, il m’a demandé très sérieusement si j’avais quoi que ce soit à voir avec la mort de notre ami. Très sérieusement, j’ai répondu que non, et qu’il était complètement taré.
Il m’a dévisagé avec insistance, pendant ce qui m’a semblé une bonne minute, et je n’ai rien osé ajouter de plus. Lui non plus d’ailleurs. Je suis allé voir le cadavre, et lui est allé faire un tour dans le jardin, et nous ne nous sommes pas revus de la journée.
Hésitant entre pleurer et vomir, et ne m’abandonnant finalement ni à l’un ni à l’autre, j’ai sorti le corps de Xavier des couvertures. J’ai attrapé des vêtements, et je l’ai habillé en me disant qu’il valait mieux que je le fasse sur le moment, avant que ses membres ne plient plus. Je me souviens avoir pensé « C’est ça. C’est exactement ça. » sans savoir vraiment à quoi je faisais référence.
J’ai été annoncer la nouvelle à ma mère et mes sœurs, qui n’ont pas voulu voir le cadavre. Puis je suis descendu à la voiture pour en décharger le coffre. Vincent était toujours dans le jardin, et me signalait sa présence par des murmures trop lointains pour que je puisse les décrypter.
J’ai ramené tout ce qui était dans la voiture à l’intérieur de la maison, et l’ai entassé dans un placard, pensant que je n’y toucherais sûrement plus jamais. Enfin, je suis allé m’asseoir sur le capot du véhicule vide, et j’ai regardé passer la journée. J’ai souhaité plus que tout que le soleil aille plus vite, être déjà la nuit, demain, la semaine prochaine, dans un an.
A ce moment là ma vie c’était ça. C’était exactement ça. Le présent m’a soudain dégoûté et j’ai voulu remettre l’existence à plus tard. J’ai voulu être seul et hors du temps, parce que les gens et les jours qui passent m’effritent et que je m’amenuise faute de savoir me préserver.
Xavier était parti, en pensant certainement qu’il n’avait plus rien à faire parmi nous. Mais je réalisais progressivement que son départ était prématuré. Je savais me servir d’une épée ou finir un roman, mais c’est juste un minimum dans le monde dans lequel nous vivons.
Au crépuscule, je suis allé rejoindre Vincent dans le jardin, et j’ai découvert qu’il avait saccagé le potager. Partout autour de lui s’étendaient les carottes arrachées, et les tomates encore vertes écrabouillées. Le moustachu fumait une cigarette, et m’a annoncé que c’était la dernière.
-Tu arrêtes de fumer ?
-Bien sûr que non, c’est un truc de pédé, ça… J’ai épuisé mon stock.
J’ai remarqué que ses yeux évitaient de se poser sur moi, et j’ai attendu quelques secondes en vain qu’il s’excuse d’avoir douté de mes prédictions sur la mort de Xavier.
Je me suis assis avec lui, et j’ai mangé une carotte minuscule en tentant d’établir le moment où tout avait commencé à déconner. Quand je lui ai demandé son avis, il m’a regardé comme si j’étais un enfant qui se retrouvait à sa charge, et dont il ne savait pas encore quoi faire.
-Depuis la mort de Roger, a-t-il dit. Ecoute, il faut ramener Xavier à ses parents…
-J’ai déjà vidé la voiture.
Tout était dit, décidé. Nous nous sommes levés, plus déterminés que jamais, et sommes montés jusqu’à la chambre du mort. Vincent n’a fait aucune remarque quant aux vêtements que j’avais passé à Xavier, qui étaient pourtant un peu trop criards vu les circonstances. Sans un bruit, nous avons descendu le corps par les escaliers, pour aller le loger dans le coffre de la voiture.
Vincent s’est ensuite installé sur le siège passager, et m’a attendu en lissant sa moustache d’un air soucieux. J’ai hésité à faire mes adieux à ma famille, puis je me suis rendu compte que de toute manière je n’aurais pas su quoi dire.
-On emporte pas de la bouffe ? ai-je demandé. Des carottes ?
-Les carottes restent ici.
Je me suis installé au volant, un peu mal à l’aise. Ni Vincent ni moi n’avons de permis de conduire. J’ai enclenché le contact, et le rugissement timide de notre engin ne m’a pas vraiment rassuré. Je me suis engagé dans l’allée, en faisant attention à ne pas caler, et à ne pas écraser le chat de ma mère qui m’a suivi sur quelques dizaines de mètres.
J’ai eu l’impression que la banlieue résidentielle était plus tentaculaire que jamais. Pensant en sortir rapidement, je me suis rendu compte que de nombreux pavillons avaient fait leur apparition sur le chemin de l’autoroute, chose que je ne remarque pas lorsque je suis simple passager.
On est plus nombreux chaque jour. C’est donc normal que ça soit toujours plus dur pour les connards misanthropes comme moi.
Nous roulons maintenant sur le grand autoroute vide qui nous emmène chez les parents de Xavier. La jauge d’essence de la voiture n’en finit pas de descendre, et Vincent résiste à toutes les tentatives que je fais pour aller vers lui. Je le plains sincèrement : Il ne se débarrassera pas de ses soupçons à mon égard, et ne sera probablement jamais autant mon ami qu’il l’a été. Et ce sera pire quand nous aurons enterré Xavier.
Au bout de quelques heures, il finit par me demander de m’arrêter pour le laisser pisser. Je m’exécute et gare la voiture sur la bande d’arrêt d’urgence. Il va se soulager dans un champ, jetant de temps à autre des regards dans son dos pour vérifier si je ne m’apprête pas à le poignarder.
Je commence à fatiguer. Il fait nuit noire, et c’est pénible pour moi de conduire. Tout est tellement triste que j’ai envie de crier et d’aller me perdre dans la campagne endormie.
Nous remontons en voiture, et Vincent retourne à son mutisme. Une phrase de ma part suffirait à tout arranger. Peut-être deux. Au lieu de ça, je laisse le moustachu s’abandonner au sommeil, malgré la peur évidente qu’il a de ne pas se réveiller.
-On aura pas assez d’essence pour rentrer sur Paris ensuite, dis-je pour moi-même.
-On rentrera à pied, somnole Vincent.
Je roule dans le noir jusqu’à ce qu’il soit totalement endormi. J’ai perdu plusieurs amis aujourd’hui. Et le deuil est loin d’être terminé.
Je coupe les phares et essaye de ressentir le vide, de me remplir de vide, de comprendre la vraie absence. Je distingue les barrières de part et d’autre du véhicule, qui me mènent en ligne droite à toute allure. J’ai le sentiment que le chemin est tout tracé maintenant, de savoir exactement comment tout ça va finir.
Je ferme les yeux. Je me retrouve dans un monde plus noir encore. Il n’y a plus ni gobelins, ni super-héros, et je ne peux même plus voler, dans ce royaume imaginaire que je m’étais bâti. Il ressemble juste à deux énormes paupières closes, à la vie après l’écriture.
J’ai réussi. J’ai tout dépeuplé autour de moi, et maintenant je suis aussi seul que je l’ai voulu. Et comme tout ne dépend plus que de moi, je sais comment tout ça va se finir.
Dans un dernier effort d’imagination, je fais apparaître Martine au beau milieu du monde noir. Ça fait tellement de temps que je ne l’ai pas vue que certains contours de son visage sont flous. Alors je me concentre sur son corps. Mentalement, je la revêt du costume de supergirl, et m’approche tendrement d’elle pour la déshabiller.
Pendant que je fais glisser une de ses bretelles, sur mon ordre, elle lâche la phrase que je rêve de l’entendre dire depuis le commencement : « Sauve-nous, homme d’acier ! »
Vincent me demande pourquoi je roule avec les phares éteints, et je rouvre immédiatement les yeux. Je constate avec soulagement qu’il n’a pas remarqué que je les avais fermés.
-De toute façon il n’y a personne dis-je.
-Il y a des gens partout, grogne-t-il en se rendormant.


Note : évites d’utiliser tes vrais fantasmes

Prochainement : Vincent dramatise

3 août 2010

46. Vincent s'impatiente


Ma statue de Superman ne rentre pas dans la voiture. On a pourtant tout essayé, on l’a tournée dans tous les sens possibles et imaginables, rien n’y fait. Je vais devoir l’abandonner sur place et cela me remplit d’une tristesse infinie.
Vincent essaye de fermer le coffre qui est déjà bourré à craquer, et m’annonce qu’avec mes conneries il ne restera plus de place pour les affaires de Xavier lorsque celui-ci voudra bien se réveiller.
-Xavier n’a rien apporté, dis-je. Et je n’ai pas fini de charger mes affaires.
Vincent s’allume une cigarette maussade. Je retourne à l’intérieur de la maison, et trouve ma mère assise sur les marches de l’escalier. Elle me demande si je suis prêt à partir en sirotant son café.
-Pas encore. J’ai beaucoup de choses à emporter.
Je me saisis d’un carton de bandes dessinées, et l’emporte dehors. Il contient les débris de mon ancienne collection, et le point de départ de la nouvelle. Elle sera plus importante qu’avant.
Vincent remplit la banquette arrière de victuailles, et râle quand je rouvre le coffre. Il me demande d’activer, parce qu’il ne veut pas partir trop tard.
-Pour éviter les embouteillages ?
-Ta gueule.
Je ne sais pas pourquoi dès que je charge une voiture j'ai l'impression de partir en vacances. Peut-être parce qu'une parcelle de l'air que je respire en moment même est chargée de mélancolie, même si celle-ci n'a rien à voir avec le départ.
Je refuse la cigarette que Vincent me tend, et fais un autre aller-retour avec un carton. Le moustachu fait une remarque blasée sur le fait que maintenant c'est certain que le coffre ne fermera plus.
-J'ai besoin de nouvelles affaires, dis-je.
-T'as même pas encore d'appartement à toi...
La route va être longue jusqu'à Paris, avec un casse-couilles pareil. Vincent ne se laisse pas toucher par les moments de grâce.
-Au fait, j'ai encore une idée de truc à écrire pour toi, ajoute-t-il.
-Fais-le toi-même. Moi j'écris plus.
-Ça parle de toi.
-Je fais que ça.
Je m'assois sur le capot de la voiture et frotte mes bras pour les détendre. Je ne serai sans doute jamais plus écrivain. Aucun des romans que je voudrais écrire ne vaut la peine de repasser une année comme celle que je viens de vivre.
A vrai dire j'ai hâte que tout ça soit fini, et qu'on ait gagné la bataille. Quand Irving Rutherford et sa bande de glands ne seront plus de ce monde, chaque jour sera d'or. Je me raserai la barbe, et je recommencerai à fumer. Je ferai assurer ma future collection de bandes dessinées.
-Tu penses toujours au futur ? me demande Vincent.
-Selon mes sources, le futur c'est le bordel.
-Et alors ?
Je confronte mon regard au sien, et je dois déglutir exagérément pour réprimer un torrent de gratitude qui déferle dans ma bouche. Une envie de le remercier pour sa confiance imbécile en l'avenir s'empare de moi. Vincent n'a pas peur des crises économiques ou du déclin des valeurs sociales. Il se fout des guerres et du réchauffement climatique.
Quand je lui demande ce qu'il voulait que j'écrive, je vois son visage s'illuminer. Il me conte avec délice cette histoire d'un jeune gangster qui renverse à lui seul la mafia dans sa ville natale, pour finalement en prendre le contrôle.
-Et comment il y a arrive ?
-Parce que c'est un bon. Parce qu'il a une paire de couilles tellement grosses qu'il les trimballe dans une brouette.
Je me retiens de lui demander s'il me parle bien en métaphore. Je me rends compte que je ne regrette pas vraiment de ne pas raconter l'histoire de ce type qui pousse sa brouette, et réalise avec tristesse que ce sera peut-être moins difficile que je le croyais de renoncer à écrire.
-J'ai écrit un roman, dis-je. Parfois ça suffit.
-Putain, il pionce toujours, l'autre con ?
Sans faire attention à moi ou mes états d'âme, il retourne à l'intérieur de la maison. Souvent je voudrais être moins stupide. Je voudrais envisager les situations globales et faire des choix qui veulent dire quelque chose. Voir plus loin que les obstacles sur mon chemin, vers lesquels je fonce.
Ma mère vient m’apporter un café, et s’assoit sur le capot avec moi. Ses yeux s’emplissent de nostalgie, et elle me confie avoir l’impression que je pars pour la première fois.
-Parce que j’emporte plus d’affaires.
-Parce que t’es devenu adulte.
Je hausse les épaules, et elle passe la main sur mon visage, s’amusant à ébouriffer ma barbe. Je goûte son café, qui ressemble à de la flotte, et la complimente dessus. Je fixe l’allée et les pavillons devant nous en silence, hésitant à faire certaines révélations. Je pourrais expliquer d’où viennent mes cicatrices, ou pourquoi mon appartement a brûlé. Mais je ne suis plus écrivain, je ne l’ai même sans doute jamais été, et les mots me manquent. Je finis par lui avouer que j’ai eu un cancer cette année.
-Moi aussi, répond-elle.
Je passe un bras autour de ses épaules, et elle me paraît soudain minuscule. Très vite, elle se dégage calmement pour aller s’installer dans le hamac du jardin, et lire un bouquin sur la place des femmes dans un pays qui m’est inconnu.
Et puis merde. Je décide d’abandonner l’idée même de continuer à charger le coffre, et de m’en tenir là. Je vais jusqu’au garage chercher des tendons pour le fermer. Je m’escrime ensuite pendant quelques minutes à faire en sorte que mon installation soit plus ou moins solide, et recule pour la contempler d’un air satisfait.
Vincent sort de la maison, les bras ballants, l’air hébété. Ses yeux sont implorants, et plantés sur moi comme des clous. « Demande-moi » semble-t-il supplier. Et pourtant je ne lui demanderai pas.
-Il se réveille pas, finit-il par dire.
Je hoche la tête, fataliste. Le moustachu secoue un doigt tremblant de droite à gauche, et frissonne involontairement. La terreur est avec lui, partout autour de lui, partout en lui. Elle fige ses larmes avant leur éclosion, et l’empêche de faire des phrases construites.
-Tu comprends pas, grelotte-t-il, il se réveille pas.
-Je comprends.
-Tu comprends pas. Suis-moi.
D’un pas saccadé, sans prendre la peine de me féliciter pour avoir fermé le coffre, il retourne à l’intérieur de la maison.
Je m’offre une dernière bouffée d’air revivifiante avant que ma vie ne devienne un réel bordel. L’été touche à sa fin, mais s’accroche encore pas mal, et sera dur à déloger. Le départ va certainement être retardé, mais ça me laisse le temps d'apprendre à pousser ma brouette.


Note : Froid

Prochainement : Xavier n'est plus mon agent littéraire
 
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