Bienvenue sur mon blog. "Irving Rutherford", c'est mon pseudo, et c'est aussi un roman feuilleton qui paraît tous les mardis. Je sais pas vous, mais moi je déteste les écrivains qui racontent leur vie, même si c'est un peu ce que je fais. Alors du coup j'arrive pas à m'empêcher de rajouter deux ou trois trucs en plus, pour agrémenter le quotidien.
Si c'est votre première visite, je vous invite à lire un épisode ou deux. Chacun peut se lire indépendamment, mais le tout est relié par une continuité, et les vieux épisodes sont gardés dans les archives.
Je souhaite une bonne lecture aux nouveaux lecteurs comme aux habitués.


29 décembre 2009

16. Personne

-Écrivain ? Vous avez pas la tête d'un écrivain.
Je souffle dans mes mains pour les réchauffer. Elles sont l'une des seules zones de mon corps que mon immense manteau d'hiver n'arrive pas à protéger. Je réponds au camionneur que c'est la tenue que je porte qui fait que je n'ai pas l'air d'un écrivain, et j'essaye aussi de me convaincre moi-même.
Le paysage enneigé défile à toute allure par la fenêtre, mais ne me donne pas l'impression d'avancer. La Suisse n'est plus très loin maintenant, et j'ai une pensée pour Roger resté à l'hôpital, et pour le scooter de Vincent resté à la casse.
Je ne trompe personne avec ma tumeur. Tout le monde sait que j'adore le chocolat et la montagne. La question c'est de savoir si je trouverai approprié de rentrer en France.
Le camionneur me dit que j'ai de la chance qu'il se soit arrêté, parce que très peu de véhicules roulent encore avec la pénurie d'essence qui commence. Je lui demande s'il est français, et il éclate de rire.
-Parlez pas de malheur, répond-il. C'était ma dernière livraison, ensuite je repasse plus la frontière. Votre pays est devenu dangereux, putain...
Je me renfrogne et marmonne quelques phrases mal construites qui rejettent la responsabilité du merdier ambiant sur les gens qui ont voté à droite. Le camionneur ne m'écoute pas vraiment déblatérer, et je suis moi-même incapable d'être totalement convaincu par ce que j'avance. Je deviens prétentieux quand je parle des émeutes, c'est pour ça que j'évite le sujet habituellement.
Mon chauffeur me montre une montagne devant nous, et m'annonce que la Suisse est derrière. La montagne me paraît gigantesque, mais ce n'est probablement qu'une question de perspective. J'ai envie de coller une grande claque dans le dos du camionneur, pour lui dire « Ça y est, ma poule ! ». Au lieu de ça je lui demande son nom, sans doute pour créer une complicité.
-Joell, répond-il fièrement. Avec deux « l ».
Je me présente aussi, et son visage rougeaud et souriant se ferme. Il plisse les yeux et me jette un coup d'œil mauvais, puis reporte son attention sur la route. Le camion commence à gravir une côte pas commode.
-Vous êtes pas le vrai, grogne-t-il.
-Pardon ?
-Le vrai je lis son blog, et je l'ai vu l'autre jour à la télé. Il a une moustache et il est plus maigre.
-Vous lisez le blog ?
Je me rends compte que c'est ma première rencontre avec un lecteur. Et il fallait bien entendu qu'il soit suisse, et qu'il ne me croie pas moi-même. J'essaye de lui expliquer qu'un ami m'a remplacé lors de l'émission télé, mais rien n'y fait.
-De toute façon, rétorque-t-il, je vous imaginerais pas du tout comme ça.
-C'est parce que c'est pas vraiment moi le personnage du blog...
-Bien sûr que si. Ça se sent.
Je lui demande en haussant la voix de ne pas faire sa tête de con. Il monte d'un ton à son tour, pour me traiter d'imposteur. La neige dehors devient rouge à mes yeux, et la cabine du camion rapetisse à vue d'œil. Je sens que je vais exploser son pare-brise si je crie trop fort, ou que vais arracher ma portière si je tape dedans. Alors je me contrôle, et je tente d'expliquer à Joell que si j'étais un imposteur, je me serais sans doute fait passer pour un écrivain plus connu.
-Ou même juste un meilleur écrivain, dis-je en grinçant des dents. Pas un qui écrit de la merde.
Le camion freine brusquement et glisse un peu en arrière avant que Joell n'enclenche le frein à main. La première pensée qui me traverse est qu'il va avoir du mal à redémarrer dans une telle côte.
-Descendez de mon camion, m'ordonne-t-il. Vous êtes un sacré connard. Surtout envers cet auteur qui vous a rien demandé. Moi j'aime bien ce qu'il fait. C'est pas grandiose, mais c'est encore qu'un gamin.
Ne sachant que répondre, j'ouvre la portière et descends du véhicule, un peu honteux. Je rabats la capuche en fourrure de mon manteau avant que mes oreilles aient eu le temps de geler. Par la fenêtre de la cabine, j'observe Joell qui lutte pour faire avancer son camion sur la route enneigée. Quelques minutes passent, pendant lesquelles il fait semblant de ne pas remarquer que je le regarde lutter avec la côte, avant de réussir à faire avancer l'engin. Il s'éloigne sans même m'adresser le moindre doigt d'honneur.
C'est peut-être le vrai début de mes aventures. Perdu dans une montagne immaculée et sauvage, avec un autre pays de l'autre côté. Avec des dragons qui m'attendent cachés dans des grottes, et le peuple des cavernes qui voit en moi un sauveur.
Je remonte la route péniblement, mes pauvres baskets mouillées par la neige ne tardant pas à me geler les orteils. Faire du stop c'est de la merde.
C'est la vie qui recommence, avec un nouveau départ dans un territoire hostile, et une fuite désespérée pour quitter un pays qui ne soigne plus les cancers. Je suis seul face à la pente, et elle est dure à grimper. Je murmure « bordel » pour moi-même, et cherche mes cigarettes avec des doigts gelés.
Je m'y reprends à plusieurs fois pour en allumer une, à cause du vent et de mes mains paralysées. Les bouffées que j'inspire ont le mérite de réchauffer un peu mes poumons.
C'est du style pur. Il n'y a personne, absolument personne. Juste moi et la montagne, moi et la France, moi et ma tumeur au genou. Dieu est loin derrière, et sans doute trop occupé. Mais de toute manière j'aurais mieux voulu crever que de lui demander de l'aide.
Personne. L'abominable homme des neiges c'est moi. Je me joue des sentiers escarpés, et des avalanches. Je remplis mes poumons du grand air à m'en faire péter, et l'altitude me fait sourire comme un con. C'est peut-être le mal des montagnes qui fait que je me sens si bien.
J'attrape une poignée de neige, et la mange juste par caprice. Je suis le roi de la pente, l'alpiniste en chef qui va bouffer la roche. Et si je tombe et que je dévale le versant de la montagne, eh bien je le remonterai.
C'est l'ascension de ma vie, et je suis défoncé à l'oxygène. J'ai du mal à me rappeler précisément du visage de Joell, je suffoque un peu, et chante tout seul des chansons qui me font rire. Chaque bouffée d'air malaxe un peu plus mon cerveau pour en faire du pâté. Avec un rire involontaire, je réalise que je ne sais plus très bien pourquoi je monte la route.
Souriant à m'en faire mal, je tente de me reprendre, respire par petites bouffées, et m'assois quelques instants pour reposer mes muscles. L'impulsion du mouvement que je ne contrôle pas bien me fait m'allonger franchement dans la neige.
Je crois que je vais rester là. Je vais repartir de zéro dans ce pays sauvage. Construire une ville, peut-être, et l'habiter tout seul. On me retrouvera dans quelques années et on s'inspirera de mon modèle de société pour écrire des bouquins qui ne se vendront pas.
Je vivrai de baies congelées et de chamois que je chasserai. Je m'habillerai avec leur peau, et ça m'évitera de porter des fringues faites par des enfants.
Je ferme les yeux, me promettant que c'est pour quelques secondes. C'est une manière comme une autre d'abandonner. Mourir gelé en riant douloureusement, les yeux fermés. Je retourne quelques instants dans mon monde imaginaire qui n'apparaît qu'une fois mes paupières closes. Je plane dans l'obscurité rassurante à la recherche d'un astre où me poser.
Au loin, j'aperçois deux silhouettes jouer au tennis en apesanteur. En me rapprochant, je réalise que ce sont deux géants, et que leur balle est une petite planète. Puis je reconnais les géants : L'un d'eux est Dieu, l'autre Roger Federer.
Dieu remarque ma présence et me confie sur le ton de la plaisanterie que c'est impossible de gagner contre ce putain de suisse. Savoir que même le tout-puissant a ses limites me réconforte un peu, et m'encourage à ouvrir les yeux.
La neige commence à tomber, et quelques flocons viennent ragaillardir mon visage engourdi. Je fais un effort pour cesser de sourire, et maudit la montagne toute entière pour m'avoir empoisonné. Je me dresse sur des jambes tremblantes. Si je le pouvais, je me mettrai un bon coup de pied au cul.
Je reprends ma marche en direction du sommet, et me demande si je ne vais pas m'écrouler arrivé en haut. Trébuchant, les pieds trempés, je grimpe la pente comme un moine shaolin l'escalier monstrueux qui mène à son temple.
Je mets mon esprit sur pilote automatique, et ne compte pas les heures. J'escalade la montagne péniblement, sans vraiment penser à ce que je fais. Et finalement j'arrive au sommet.
Un paysage immense apparaît soudain, fait de montagnes éloignées les unes des autres, blanches et majestueuses. Je suis sur la plus haute de toutes, et le panorama manque de me faire retomber dans l'hilarité.
J'évite d'inspirer trop profondément, car l'air est plus chargé en oxygène que jamais. Je passe quelques minutes à admirer en silence le début de ce nouveau pays. Qui sait ce qui m'attend au détour d'un rocher ou d'une crevasse. Des gens à l'accent bizarre, du chocolat, et si j'ai de la chance un bon chirurgien.
Je retire mon immense manteau d'hiver, et le froid vient mordiller mon corps. Je vais me placer au bord d'un ravin, face au vide, avec la Suisse à perte de vue. Je saisis les manches du gigantesque vêtement. C'est lui qui fait de moi un chevalier, et c'est lui qui me met à l'abri des dangers.
Je lève le manteau au dessus de ma tête, en me cramponnant aux manches. Je saute dans le vide, et la toile se tend comme les ailes d'un deltaplane. J'agrippe de toutes mes forces les manches, tandis que le vent m'emporte dans une pente douce, en direction de l'horizon.
C'est plus facile à redescendre qu'à monter.
Les camionneurs me font bien marrer. Je plane tranquillement vers ce nouveau pays, esquivant les montagnes. Je souris à pleines dents, mais cette fois ce n'est pas à cause du mal des montagnes.
Ce qui me fait marrer, c'est que ce ne soit que le début.


Note : Idée du mal des montagnes pas très réaliste (mais bon, en même temps...)

Prochainement : Roger Federer

22 décembre 2009

15. Roger copilote

« ...Paxton Fettel rengaina son épée dans son fourreau, car tout son arsenal était bien inutile face à l'ennemi qu'il s'apprêtait à affronter. On passe notre vie à taper sur des gobelins, sans répit. On forge des armes dans la pénombre des galeries creusées à même la roche par les nains, on se ruine pour mieux s'équiper. Mais au fond rien ne nous prépare à affronter certains démons des temps anciens, et rien ne nous protège de l'absurdité du monde. Même s'il fut des jours jadis où les choses avaient un sens.
Paxton entreprit de retirer son heaume pour mieux respirer. La lassitude lui faisait les épaules tombantes, et les jambes molles. La bouffée d'air qui s'offrit à lui était viciée.
Les ennemis défilent et emportent à chaque fois un peu de notre jeunesse. On arpente les quatre royaumes de Ragnar pour se faire assaillir de tout côté par les gobelins et les fantômes de brume, juste parce qu'ils ne vous comprennent pas vraiment. On passe notre temps à combattre des adversaires toujours plus nombreux, qui se foutent pas mal de votre épée forgée dans la montagne qui vous a coûté les yeux de la tête. En vérité on a à peine commencé l'aventure qu'on a déjà tout raté, et il ne fait pas bon être chevalier par les temps qui courent.
La créature poussa un hurlement lourd et électrique. Paxton épongea la sueur de son front, et s'assit en tailleur. Il réajusta sa cotte de maille, et tenta d'ignorer le vacarme assourdissant qui emplissait la grotte. Le démon mythique s'apprêtait à le dévorer, de ses immenses lèvres verticales.
Les paysans du coin avaient pourtant prévenu Paxton qu'une bête légendaire habitait cette caverne : Le vagin géant d'Astaroth... »
Roger hurle comme si les feuilles de papier que ses mains tiennent lui brûlaient la peau. Son cri de goret égorgé me fait sursauter et le scooter fait une embardée. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, et pousse mes côtes pour faire de la place. Je manœuvre le véhicule pour le remettre droit, en remerciant mon animal totem de m'avoir placé sur une route vide. Roger n'en finit pas de vociférer, et je lui décoche quelques coups de coude pour le faire taire.
-C'est du putain de n'importe quoi ! beugle-t-il.
Il jette les feuilles au vent derrière nous, en un geste théâtral. Je presse la poignée du frein un peu trop fort, et je sens la roue arrière se décoller légèrement de la route, et le casque de Roger me cogner la nuque. Je tourne le contact, sans prendre la peine de garer le scooter sur le bas-côté. J'arrache presque mon casque, et demande à Roger de me donner une seule bonne raison pour ne pas le battre à mort avec. Les larmes aux yeux, il me demande si j'ai d'autres passe-temps que de faire chier la Terre entière.
-Tu écris mal, bordel ! crie-t-il. C'est affreux, c'est à vomir ! C'est mon putain de futur qui s'échappe, tu comprends ?
-Non, dis-je sèchement.
-Tu deviendras pas un grand écrivain. Le futur duquel je viens n'existe déjà plus. J'ai cru que je pourrais y arriver, je...
Il passe sa main sur son visage, nerveusement, et découvre qu'il a gardé son casque. Je pose le mien par terre et rebrousse chemin à pied pour aller chercher mes feuilles éparpillées sur la route. Je les ramasse comme des trésors sous l'œil haineux de Roger.
C'est ça que je fais. J'écris des histoires qui m'éloignent chaque jour un peu plus de la littérature. Je pénètre pas à pas dans un monde de divinités à grosses couilles et de personnages qui subissent trop pour être sympathiques.
Certaines pages sont emportées par le vent d'hiver, et avec elles certains passages de mon histoire. Il manquera des épisodes entiers, dont je suis bizarrement incapable de me souvenir précisément, parce que je m'étonne moi-même parfois de voir le chevalier faire n'importe quoi.
Le froid vient se briser sur mon grand manteau, mais ma tête nue souffre le martyr. Mes pensées gèlent et partent en buée lorsque je respire. C'est mon putain de cerveau qui s'évapore.
Je ne suis pas inspiré. Je suis un chevalier qui part sur la route à la recherche de péripéties, parce qu'il faut bien qu'il se passe quelque chose. J'ai un nouvel ami qui vient du futur, et un animal totem sorti d'un livre pour enfants. J'ai la vie folle que je provoque par peur de la page blanche.
Je finis par déchirer les feuilles que je viens de ramasser, mais ce n'est pas pour faire plaisir à Roger.
La route de campagne attend toujours une voiture, qui ne se montre pas. La grisaille du paysage m'isole du reste du monde, me murmure que personne ne viendra me chercher ici. J'ai envie de répondre aux connards de nuages « Où que je sois, c'est la même merde ». Être écrivain c'est pourri, je le comprends peu à peu. C'est juste qu'on peut pas faire autrement.
Une fois de plus je m'assois par terre pour être démonstratif. Je masse mon genou, tripote la tumeur par réflexe, sans pour autant réfléchir à ce que je fais. Je fais semblant d'être triste pour attirer l'attention d'un public imaginaire. Je reste assis quelques milliers d'années.
Les saisons passent, et l'érosion me fait peu à peu m'enfoncer dans le sol. Mon corps se couvre de mousse, et mon sang circule de moins en moins. Lorsque mon cœur cesse de battre, un frisson me sort de ma torpeur comme une sonnette d'alarme.
Je me lève et retourne jusqu'au scooter, où m'attend Roger. Je lui annonce que c'est à son tour de conduire, et il a un rictus fatigué, qui veut dire « A quoi bon ? ». Peut-être de quoi rendre son personnage sympathique, le coup de la tristesse.
-Écoute mec, dis-je, je veux pas que tu te fasses de soucis. Le futur dont tu viens c'est encore loin, et j'ai largement le temps de devenir moins con.
Je lui colle une grande claque dans le dos, qui le fait sursauter. Je le gratifie de mon sourire le plus exagéré, plein d'incisives et de canines. Un sourire qui contient l'optimisme le plus stupide dont je sois capable.
Nous remontons sur le scooter, et cette fois Roger conduit. La campagne défile pendant quelques kilomètres avant que je ne parte dans une rêverie absurde. Je vois les mots danser et le talent venir à moi. Je vois des années de travail qui paieront, et mon style qui s'améliorera.
Les gens se déplaceront en jet-packs, et les écrivains cesseront de vivre en retrait, même si ça rendra les choses plus difficiles pour eux. Et avec le temps, cette petite douleur lorsque je dois arracher une idée de ma tête s'atténuera, et je serai moins vague dans mes descriptions.
Roger s'arrête à une station-service. Réalisant que je me suis perdu dans mes pensées pendant plus longtemps que je ne le pensais, je demande à Roger s'il a bien suivi l'itinéraire. Il m'explique fièrement qu'il a pris un raccourci, et je le laisse faire le plein.
Nous sommes maintenant dans une zone industrielle pleine d'hypermarchés et de fast-foods. Les voitures sont moins rares, et les gens remplissent leurs caddies par peur de la pénurie annoncée. Je vais me dégourdir les jambes en fumant une cigarette.
C'est alors que je remarque le numéro d'immatriculation des voitures, et une angoisse irrépressible me fait frissonner. Je retourne vers Roger pour lui demander quel est ce raccourci dont il m'a parlé.
-J'ai pris par Clermont-Ferrand, me répond-il.
« Enfer et damnation » est une expression que l'on n'utilise pas assez souvent. Pris de panique, je hurle à Roger de courir au scooter et de le démarrer. Devant son emportement et son incompréhension, je lui arrache les clefs des mains, en priant pour qu'il ne soit pas trop tard. Je crie aux gens autour de nous de se mettre à l'abri, et leur regard me fait passer pour un fou.
Le sol se met à trembler, et je pousse un soupir exaspéré. Au loin, un géant cracheur de feu que je ne connais que trop bien arrive à toute allure en écrasant voitures et fast-foods sur son passage. Sa voix retentit pour nous avertir de notre extermination imminente.
Les gens lâchent leurs caddies, et se ruent sur leurs voitures en hurlant comme des déments. Dieu carbonise le grand hypermarché auvergnat avec un rire sadique. J'enfourche le scooter et tourne le contact. Roger s'installe derrière moi précipitamment, en me demandant comment j'étais au courant.
-C'est pour ça que l'itinéraire évitait cette ville, dis-je. Parce que ça ne pouvait pas se passer autrement sinon.
Je tourne l'accélérateur à fond. Je me retrouve sur la route, parmi les voitures roulant en zigzags à pleine allure, qui veulent elles aussi échapper à ce Dieu rageur. Maîtrisant à peine mon engin, je slalome entre les véhicules pour éviter de me faire renverser, Roger beuglant dans mes oreilles qu'il ne veut pas mourir.
En jetant un coup d'œil dans mon rétroviseur, je remarque que Dieu se met à poursuivre la colonne de voitures dans laquelle je me trouve. Il écrase un monospace quelques dizaines de mètres derrière moi, et crache un jet de flamme qui vient faire exploser une berline que je tentais de doubler. La déflagration manque de renverser le scooter, et provoque un carambolage que j'évite presque par miracle.
J'ai l'impression que chaque fois que je mets les pieds en Auvergne, c'est la même merde. Je pousse une fois de plus l'accélérateur à fond, mais n'ai pas la puissance suffisante pour semer Dieu. Roger me crie que ce dernier se met à courir. Je tourne la tête une fraction de seconde, et aperçois le géant en pleine lancée qui remonte la route en écrasant les voitures. Je prends une grande inspiration, et conseille à Roger de se cramponner.
Je freine d'un coup sec, et me retrouve dans une tourmente de véhicules qui sont autant de taureaux sauvages lâchés sur la route. Nous nous faisons dépasser par quelques bêtes rugissantes, mais l'une d'elles finit par nous percuter et le scooter fait un vol plané sur le bas-côté, avec une violence qui nous éjecte Roger et moi bien plus loin que l'engin.
Je roule au sol et me retrouve sur le dos juste à temps pour voir passer au dessus de ma tête la plante de pied du géant, qui écrase une voiture à côté de moi, avant de reprendre sa course.
Je fais le mort quelques secondes, assourdi par le bruit des moteurs poussés dans leurs retranchements, et celui des hurlements de terreur. Je ferme les yeux et retiens ma respiration, me mordant les joues en espérant des jours meilleurs.
J'écrirai peut-être une nouvelle là dessus, histoire de faire croire que j'ai de l'inspiration. On me demandera où je vais chercher tout ça, et on fera la remarque que le récit part un peu dans tous les sens.
Je me relève au milieu du champ de bataille. Carcasses de voitures et débuts d'incendies s'étendent à perte de vue. Roger tremble comme une feuille, allongé par terre, et quand je tente de l'aider à se mettre debout, je réalise qu'il lui est impossible de bouger pour l'instant.
Le truc c'est qu'on s'en prend vraiment plein la gueule. A Paris ou à Clermont-Ferrand, les gobelins ne sont jamais loin. Alors on écrit pour essayer de rendre la vie un peu plus normale. Parce que c'est la vie, et pas le récit, qui part un peu dans tous les sens.


Note : Développer plus les réflexions sur l'écriture (pas très intelligentes)

Prochainement : Personne

15 décembre 2009

14. Caroline à la ferme

La campagne humide ne m’encourage pas vraiment. Les champs se cachent derrière les rangées d’arbres, et la rosée peine à faire scintiller l’herbe dans la lumière grise. Ça et là, des chiens aboient, gardant des fermes retranchées.
Voilà bien une heure que je suis tombé en panne sèche. Ruisselant de sueur, je pousse le scooter sur le bas-côté, et les quelques voitures qui m’ont croisé se sont foutu de ma gueule. Quand on ne connaît pas le coin, il est impossible de trouver une station-service.
Paris et ses émeutes me paraissent à des années lumières. Le calme et la tristesse qui émanent du paysage me portent sur les petites routes, et m’induisent en erreur car chaque chose se ressemble ici. Et les écrivains en rade se mettent à avoir l’air de savoir où ils vont.
Je suis déjà venu ici, j’ai déjà croisé ces silos. Je m’engage dans un chemin en terre qui coupe les champs, avec la certitude d’être arrivé à destination.
Je pousse le scooter dans la boue, dans un ultime effort. A vrai dire ce n’est pas que je n’avais nulle part où aller, c’est que j’ai fait au plus simple. J’aurais sans doute dû prévenir, mais les portables ne passent plus nulle part maintenant.
Je passe la grille de la ferme que je cherchais. J’aperçois Xavier dans la cour, chaussé de bottes, qui trimballe une brouette remplie de vieux objets rouillés. Je lui fais signe de la main, et la surprise lui fait lâcher les poignées de son engin, qui déverse son contenu sur le sol.
Je pose le scooter et vais l’aider à ramasser sa cargaison pour la remettre dans la brouette. Je lui demande ce qu’il fait exactement.
-Je débarrasse une des granges, m’explique-t-il, le plafond ne va pas tarder à s’écrouler. Mec, si tu me dis que tu es venu de Paris en scooter, je crois que je mets un terme à notre amitié.
Je pose un vieux moulin à café rouillé dans la brouette, sans rien répondre. Il marmonne dans sa barbe quelque chose comme « trop con », mais ne s’étend pas sur le sujet. Je réalise que je commence à le fatiguer.
Il va ranger la brouette, et m’invite à l’intérieur. Un chien nous accueille avec des aboiements joyeux, et nous suit jusqu’à la cuisine. Xavier s’excuse de n’avoir que de la chicorée à me proposer, mais je lui dis que c’est très bien. C’est un mensonge, mais j’essaye de le ménager un peu.
Il m’explique que ses parents sont partis pour quelques jours, mais que comme on est en hiver il y a pas grand-chose à faire à part nourrir les bêtes, et qu’il s’en sort tout seul.
-Et toi, me demande-t-il, t’as eu les résultats pour ton genou ?
-Oui. C’est pour ça que je fais le voyage.
-Tu vas repartir ?
-Je préfère pas te dire où je vais, sinon, tu vas encore t’énerver.
J’attrape un exemplaire de « Caroline à la ferme » qui traîne sur le buffet. J’ouvre le livre à la page où l’on a une vue d’ensemble de la ferme de Xavier. Le mec qui écrit les « Caroline » et un de leurs voisins, et il a même placé les parents de Xavier comme oncle et tante de cette chère Caroline. A chaque fois que je viens ici, j’ai l’impression de me retrouver dans un bouquin de mon enfance.
Xavier me sert une tasse de chicorée sans décrocher un mot. Je sais qu’il ne m’adressera pas la parole tant que je ne lui aurai pas dit où je vais. Xavier pense que si je l’aime bien, c’est parce qu’il est exigeant avec moi.
Je lâche « En Suisse » timidement, et ça suffit à le mettre dans une rage folle. Il me hurle dessus, donne un coup de pied dans le buffet, et le chien se met à aboyer furieusement. La cacophonie envahit rapidement la cuisine, et j’avale une grande gorgée de chicorée pour me donner du courage.

La nuit a enveloppé la campagne, et frotte les carreaux avec de la suie, si bien que je n’ai aucune idée de ce qui se passe à l’extérieur. L’obscurité dehors ressemble au monde que je vois quand je ferme les yeux, et j’ai l’impression que si je sortais de la maison, je pourrais voler ou croiser des gobelins.
Xavier débarrasse nos assiettes pour les mettre dans l’évier. Nous allumons des cigarettes. Le chien, qui avait la tête posée sur mes genoux, semble gêné par l’odeur et sort de la cuisine.
Xavier m’annonce qu’il a prévu un truc spécial pour le dessert. Je lui réponds que malheureusement pour lui je ne mange pas de ce pain là.
-C’est moins drôle quand c’est toi qui fais la blague, me fait-il remarquer.
Il se met à fouiller dans les placards, en me demandant si j’ai bien lu le bouquin sur le chamanisme qu’il m’a prêté.
-On passe à la phase pratique, dit-il. Le truc c’est que t’es en vrac, et que tu dois retrouver de la puissance, sinon le voyage va te casser en deux.
Il finit par sortir du fond d’un placard un pot de confiture artisanale, qu’il pose sur la table devant moi d’un air satisfait. Puis il sort deux cuillères d’un tiroir. J’ouvre le pot et renifle son contenu avec méfiance.
-Confiture de framboises ? je demande.
-Il y a pas que des framboises dedans, répond-il.
Je cherche à deviner en le regardant quel peut être l’ingrédient secret dans sa recette. Depuis que Xavier s’est initié au chamanisme, ma vie est devenue un enfer. Tous les conseils et les jugements qu’il peut porter sur ma vie répondent à des schémas que je ne connais pas. J’ai lu le bouquin qu’il m’avait prêté, sauf que j’ai pas tout retenu.
Mais au point où j’en suis, tout encouragement est bon à prendre, et je plonge ma cuillère dans la confiture. Nous nous appliquons à vider le pot tous les deux, après quoi il m’annonce que nous devons sortir.
En ronchonnant, j’enfile mon immense manteau d’hiver, qui me protège d’un tas de choses, mais pas des créatures tapies dans l’obscurité dehors. Armé d’une lampe-torche, Xavier m’emmène à travers champs, fendant la nuit pour me conduire je ne sais où. La campagne est silencieuse et dense. Peu de bruits nous parviennent, et les ténèbres nous bercent, alors qu’à chaque pas je sens la confiture de framboise brouiller mes pensées et m’isoler de Xavier. Je demande à ce dernier ce qui est sensé se passer.
-Peut-être rien, répond-il. Peut-être que tu vas trouver un endroit où tu seras puissant, et recharger tes batteries. Ou peut-être que tu vas rencontrer ton animal totem.
-Tu l’as rencontré, toi ?
-Oui. Un corbeau.
Il m’apprend que le corbeau est un messager, et que son caractère n’est pas tellement d’agir, mais de mettre les autres sur la bonne voie. Il m’engage à lui faire plus confiance, mais j’ai du mal à m’en remettre entièrement à un mec qui a eu son diplôme de chaman sur internet.
-On est arrivés.
Il éclaire devant lui, et je m’aperçois que nous sommes à l’orée d’une forêt. D’un geste brusque, il me pousse entre les arbres, et me crie d’avancer. Le temps que mes yeux s’habituent à la nuit compacte, je trébuche timidement sur le sol couvert de mousse. Mes mains cherchent l’écorce des piliers qui m’entourent, et mon cœur bat à m’en fêler les côtes.
Je sens la confiture de framboise monter peu à peu en moi, à mesure que ma démarche gagne en assurance. Et c’est alors que mes yeux distinguent une forme sombre passer entre deux arbres. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau d’hiver comme si j’enfilais une armure, même si je sais pertinemment que je ne peux rien face aux créatures tapies dans l’obscurité. Ne pas avoir tué Xavier quand j’en avais l’occasion est l’un des plus grands regrets de ma vie.
La créature refait un passage, plus près de moi. La panique m’empêche de bouger, et j’attends impuissant que la forme qui bouge entre les troncs vienne à ma rencontre.
C’est ce qu’elle fait. Elle irradie une faible lumière, et je plisse les yeux pour l’observer qui marche vers moi d’un pas gauche. Je ressasse les informations plusieurs fois dans ma tête avant d’oser m’avouer que j’ai face à moi un ourson vêtu d’un costume tyrolien. Mais pas n’importe lequel.
-Tu es Boum, dis-je. L’ours de « Caroline à la ferme ».
-Oui, répond-il calmement.
-C’est toi mon animal totem ?
-Oui.
J’ai envie de pleurer. C’est pas possible que Boum, l’ourson de Caroline, puisse m’apporter de la puissance. Enfin merde, il est même pas mignon, et il me fait même pas marrer. Boum doit certainement sentir ma déception, car il argumente que l’ours est un très bon animal totem.
-Un ours en costume tyrolien, dis-je.
-Ca veut dire que tu as raison d’aller en Suisse.
Je m’allume une cigarette, dépité. Boum pose sa patte contre mon torse, et je l’écarte d’un geste violent en lâchant un « Touche ta mère ! » par réflexe. Il m’explique qu’il doit me transmettre sa puissance, et que je dois me laisser faire. Je me mets alors à lui hurler dessus :
-Putain, Boum, me fais pas chier ! La puissance je l’ai, Xavier a rien compris, merde !
-Xavier veut ton bien. Il veut que tu prennes de meilleures décisions.
-Bordel, je sais, je fais plein de mauvais choix ! Je le sais très bien, Boum. Sauf que lui il croit que c’est parce que je manque de force. Alors que merde, si je foire aussi souvent, c’est pas parce que j’ai peur, c’est juste parce que je suis con !
Je tire une bouffée gigantesque sur ma cigarette. Boum s’en retourne dans la forêt, vexé. Mais je crois que malgré lui il m’a donné un peu de puissance. Parce que ça fait vraiment du bien d’engueuler un ourson.

-C’est de l’essence à tracteur, t’as pas le droit de rouler avec ça, alors fais gaffe.
Xavier finit de remplir le réservoir du scooter à partir d’une citerne de la cour. Emmitouflé dans mon immense manteau, je laisse le vent venir se briser contre moi, en écoutant mon ami me faire les recommandations d’usage et me demander si je suis bien sûr de ce que je fais.
-Au fait, ajoute-t-il, j’ai eu Vincent par mail. Il dit que si tu remets les pieds à Paris il te tue. D’abord parce que tu t’es barré avec son scooter, et ensuite à cause de la nouvelle que tu as écrit sur ses couilles.
-T’en as pensé quoi, toi ?
-Elle est pas mal. Sinon je t’ai aussi imprimé un itinéraire.
Il me tend une liasse de feuilles qui indiquent comment rejoindre la Suisse par les petites routes. J’essaye de le remercier aussi chaleureusement que je peux, mais ce n’est simplement pas comme ça qu’on fonctionne tous les deux, et la gratitude sonne faux dans ma bouche.
Alors je démarre le scooter. En m’éloignant de la ferme, j’entends Xavier au loin qui me traite d’abruti. Je reprends le chemin en terre, et débouche sur la route. Une personne que je connais bien m’attend sur le bas-côté, un casque à la main. Je m’arrête pour demander à Roger comment il a fait pour venir ici.
-Je n’existe pas vraiment tu sais, ricane-t-il.
-C’est vrai ?
-Mais non, je te fais marcher…
Il enfile son casque et monte avec moi sur le scooter. Je vais encore devoir me coltiner ce connard. Je lui passe l’itinéraire que m’a imprimé Xavier et lui demande de faire le GPS humain. Après un rapide coup d’œil à la première page, il m’annonce que je vais dans le mauvais sens.


Notes : -Xavier trop sérieux
-Vérifier pour les droits d’auteur du personnage de Boum

Prochainement : Roger copilote

8 décembre 2009

13. Vincent grosses couilles

-Elles sont grosses et elles me font mal.
La salle d'attente est bondée. Les fenêtres ouvertes sur l'hiver rude qui sévit n'arrivent pas à rafraîchir la pièce. Une foule compacte et moite s'entasse depuis des heures sans discontinuer, et les rares médecins présents ont déjà conseillé plusieurs fois aux gens venus faire de simples contrôles de repartir chez eux.
Le temps n'existe plus. Il a connu les magazines, les mots fléchés, les discussions polies avec les voisins de chaises. Le temps en a eu assez, et il nous a quitté. Je ne saurais même plus dire quel jour on est. Et comme Vincent ne s'ennuyait pas assez pour lire une des bandes dessinées que j'avais amenées, il n'a plus eu d'autre choix que de me parler de ses couilles.
-Vraiment, continue-t-il, je peux pas porter de ceinture comme tout le monde. Sinon le pantalon est trop relevé et elles frottent. Elles prennent beaucoup de place.
-Il paraît que les caleçons c'est mauvais, dis-je sans réfléchir, que ça les encourage à tomber.
-Putain, tu peux pas être sérieux deux secondes ?
Les gens dans la salle d'attente sont trop fatigués pour nous prêter attention. Heureusement d'ailleurs, parce qu'on ne passe jamais autant pour un con que lorsque l'on parle de ses parties génitales. Mais la foule a d'autres préoccupations, comme de savoir si l'hôpital fonctionne encore, ou si les autorités ont engagé des comédiens en blouses blanches pour donner l'illusion qu'elles contrôlent la situation. Je répète une dernière fois à Vincent qu'il n'était pas obligé de m'accompagner.
-Tu m'écoutes ? me demande-t-il. Je te dis qu'elles me font mal.
Les filles vont chez le gynécologue. Nous autres on s'enfonce dans la honte et on meurt à petit feu. Ce n'est peut-être simplement pas le moment de tomber malade. Ni celui d'être français, ni celui de faire des projets.
-La vie d'homme est pénible, philosophe Vincent. Je voulais te parler d'une idée que j'ai eue, et que tu dois écrire, mec.
-Je suis plus écrivain, dis-je.
-Ouais, et t'es pas pédé non plus. Sérieusement. Il y a que toi qui écrit des trucs sérieux.
-Pas toujours.
-En tout cas moi j'y arrive jamais.
Une actrice costumée en radiologue vient m'annoncer que c'est à mon tour. Je me lève et abandonne Vincent à ses regrets littéraires. S'il ne peut pas écrire sérieusement, c'est peut-être justement parce qu'il prend l'écriture trop au sérieux. Je n'ai encore jamais réussi à lui faite lire une bande dessinée.
La comédienne m'emmène jusqu'à une pièce un peu plus loin, et me demande de retirer mon pantalon. Elle me fait la remarque que mon caleçon est vraiment très large, et me demande si je sais que c'est mauvais pour les parties génitales. Je réprime un éclat de rire, avant de lui répondre que j'ai du mal à être sérieux.
J'installe ma jambe sur une plaque métallique, et la comédienne va s'installer à son ordinateur pour lancer la machine.
-Vous venez au bon moment, dit-elle. Dans quelques semaines on sera certainement fermés, au rythme où vont les choses.
La machine infernale s'empare de ma jambe. Elle la sonde, traque ma tumeur pour savoir si oui ou non elle a grossi. Et la laisser grossir ce serait pas sérieux.
J'ai la sensation désagréable que la machine me mange. Qu'elle détruit le mal par le mal en mastiquant ma jambe meurtrie. La comédienne fait un commentaire stupide sur la vague de grèves qui paralyse le pays. Je n'arrive pas à mettre de mots sur ce qui me dérange dans les hôpitaux.
Soudain, des hurlements nous parviennent du couloir, ainsi que des bruits de lutte. Je reconnais la voix de Vincent qui vocifère des insanités, et m'extrais rapidement du robot traqueur de cancers. Sans prendre la peine de remettre mon pantalon, je me rue sur la porte du couloir, poursuivi par une comédienne paniquée qui se perd dans ses répliques et m'ordonne de rester à ma place. J'ouvre la porte, et découvre Vincent allongé par terre quelques mètres plus loin, se tenant les couilles à pleines mains. Deux infirmiers tentent de le maîtriser, pendant qu'il beugle « Me touchez pas, bande de pédés ! », avant de m'apercevoir et de me hurler de mettre un pantalon et de faire quelque chose.
La vie d'homme est pénible. Nous autres on s'enfonce dans la honte et on meurt à petit feu. Je n'arrive pas à mettre de mots sur ce qui me dérange dans les hôpitaux. Et puis tout se répète.
Il y en a juste qui se débattent plus que les autres.

-C'est un peu comme une crise d'appendicite, m'explique Vincent, sauf que c'est pour les couilles.
-Ca veut dire que...
Je laisse volontairement ma phrase en suspens. Il baisse les yeux et semble perdre son regard parmi les pois de sa blouse d'hôpital. Silencieusement, il actionne la commande qui abaisse son lit. Je dirais qu'il a l'air fatigué.
-Il y a ma meuf qui va pas tarder, marmonne-t-il. Je lui ai dit qu'on s'était plantés en scooter, et que c'est toi qui conduisait.
Je vérifie qu'aucune infirmière ne rôde dans les parages, avant d'aller ouvrir la fenêtre et de m'allumer une cigarette. J'en donne une à Vincent, qui peste contre le froid polaire qui a envahi la pièce en quelques secondes.
Le blizzard parisien ravage les immeubles haussmaniens et persécute les touristes. Perchés dans notre tour d'hôpital, nous attrapons la mort en observant la ville qui gèle à vue d'oeil. Vincent me donne les clefs de son scooter, en ronchonnant que de toute manière il ne va pas pouvoir s'assoir avant quelques temps.
-Il est à toi pour deux ou trois semaines, dit-il. Et t'as de la chance que Xavier soit pas à Paris, sinon c'est lui qui l'aurait eu.
Une bourrasque me fait frissonner. Il remonte son lit, et je jurerais qu'il aime jouer avec les boutons de commande. Je lui annonce que j'ai rendez-vous quelques étages plus bas dans moins de dix minutes. J'attrape mon manteau d'hiver et il me demande d'attendre.
-Je t'ai toujours pas parlé de l'idée que j'ai eue, me rappelle-t-il. Tu dois l'écrire.
-Tu pourrais l'écrire tout seul.
-Bien sûr que je pourrais. Ecoute ça : C'est un mec qui attend à un passage pour piétons. Il attend pour traverser. Et puis il commence à se faire des films, il pense que quelqu'un de très important va arriver en face. Mettons qu'il est acteur, et qu'il pense qu'un grand réalisateur vient à sa rencontre. Alors il s'assoit par terre, sur le trottoir.
-Pourquoi ?
-Parce qu'il croit que si la personne importante le voit comme ça, elle va être intriguée, et qu'elle voudra lui parler. Donc il attend.
-Et le feu piéton passe au vert ?
-Oui. Et les gens traversent. Mais il y a personne d'important. Peut-être une meuf pas trop dégueulasse.
La Martine de Vincent fait irruption dans la pièce. Elle commence par me traiter de sale pédé pour ce que j'ai fait à son mec.
Je jette ma cigarette par la fenêtre, et la regarde dégringoler les étages. Elle va se perdre en tourbillonnant dans les tornades d'hiver. Pendant que Vincent fait des mamours en racontant qu'il y a eu plus de peur que de mal, je m'éclipse pour aller à mon rendez-vous.
Je descends les étages pour aller rejoindre un médecin débordé qui n'a que des mauvaises nouvelles.
-C'est opérable, m'annonce-t-il. Mais pas ici. Pas en ce moment.
Il parle de la France et de la grève. Il explique les listes d'attente interminables et la tumeur qui n'attend pas. Il conclut que le pays ne se relèvera peut-être jamais, et que du coup moi non plus.
-Peut-être qu'en Suisse ou en Allemagne vous auriez été mieux.
Sauf que je suis français, et qu'à ce titre je prie de toutes mes forces pour des jours meilleurs. Je lui conseille de ne pas perdre espoir, parce que c'est une bonne chose que tout le monde pète un câble. Que ça veut dire qu'il y a une soupape de sécurité quand on nous fait vraiment trop chier.
Il me regarde bizarrement, et note quelque chose dans mon dossier qui est posé sur son bureau. Je sais bien que c'est un truc comme « délire » ou « incohérent », mais je jurerais qu'il écrit « connard ».

Paris est traversé par de rares voitures, et de rares passants. Je me demande parfois où tout le monde est passé. S'il n'y a vraiment que les cons qui restent ici avec toute la merde.
La ville est calme, et je regarde le scooter de Vincent de l'autre côté de la route, en attendant Martine qui est en retard. Je tente de lui envoyer un message, mais le réseau ne passe plus ici depuis un moment déjà.
Je m'assois sur le trottoir. La capitale dépeuplée m'offre ses rues fantomatiques, mais pourtant Vincent pourrait avoir raison. Je fixe le feu piéton en face de moi, qui ne retient pas un seul passant. J'attends.
C'est la scène où l'écrivain triste montre ses sentiments, pour changer. C'est un peu le moment d'émotion. Assis sur le trottoir, il attend que sa vie change, que quelqu'un vienne le chercher. Il fait un peu son intéressant.
Le feu passe au vert, et seul un vieux sac plastique porté par le vent se risque à traverser la route. J'ai la sensation de ne plus rien avoir à attendre de cette ville.
Martine s'assoit à côté de moi, sans que je l'aie vue arriver. Trop occupé à fixer le trottoir d'en face. Elle m'embrasse et me demande ce que j'attends.
-Je sais pas, dis-je. Que Paris me donne une bonne raison de rester.
-Tu pars ?
Je me lève, et elle aussi. Je passe mon bras autour de ses épaules et nous traversons la route. Arrivé au scooter, j'enfile le casque prêté par Vincent, difficilement parce que ce con a une petite tête. Martine rigole, et me fait remarquer que tout ça paraît un peu mis en scène.
-Tu fais chier à tout le temps partir, râle-t-elle.
Je l'embrasse et lui colle une claque au cul avec un sourire. Je lui demande si elle m'attendra et elle éclate de rire. J'enfourche le scooter et fais les câlins d'usage, avant de démarrer. C'est vrai que j'ai un peu écrit cette scène à l'avance.
Mais maintenant Paris s'éloigne et je sais pas par quoi commencer. Mais l'inspiration n'est pas relative à cette ville. En traversant la banlieue, je songe qu'il est peut-être temps d'avoir des grosses couilles et de redevenir écrivain.


Note : Tu vas perdre un ami

Prochainement : Caroline à la ferme

1 décembre 2009

12. Dieu existe

Je crois que les gens aiment souffrir. On fait des tas de mauvais choix qu’on excuse comme on peut, mais en vérité on fait semblant d’être cons pour justifier notre masochisme. C’est pour ça que les gens se pressent pour faire la maison des poupées à Disneyland.
Mes sœurs me reprochent d’avoir une théorie sur tout. La grande argumente que c’est juste la putain de maison des poupées, pas une étude sociologique. La petite m’explique que ça fait plaisir à notre frère. Je regarde ce dernier trépigner d’impatience. J’ébouriffe un peu ses cheveux avec ma main, et il lève sa tête vers moi.
-Ça va être bien ? me demande-t-il.
-Tout ce que je peux te révéler, dis-je, c’est que tu seras plus jamais le même après ça, petit mec.
-Quoi ?
La grande me donne un coup de coude, en me reprochant de vouloir embrouiller notre frère. Elle insiste que l’attraction est faite pour les enfants de son âge. La petite ajoute qu’elle est aussi faite pour les attardés mentaux, et qu’elle ne voit pas pourquoi je ne l’aime pas.
Notre tour arrive de monter dans les nacelles. Je prends place avec mon frère, qui trépigne plus que jamais. J’ai envie de l’arracher maintenant à cet enfer, mais mieux vaut qu’il fasse ses propres expériences. La nacelle démarre et nous pénétrons dans l’antre des poupées débiles. Elles chantent leur abominable litanie dans toutes les langues de la planète, comme pour nous prouver que la bêtise est universelle. Mon frère se liquéfie, car même lui est trop vieux pour ce genre de conneries.
Les poupées nous persécutent de leur bonheur illusoire. Elles nous chantent un monde qui n’existe pas, dans des langues que nous ne parlons pas. Parce qu’au fond, elles se foutent pas mal de notre présence, et font leur vie folle sans nous. C’est juste un mauvais moment à passer.
L’attraction semble durer des heures, et lorsque nous revenons à l’air libre, abrutis de musique pesante, nous allons rejoindre mes sœurs. Leur visage est défait, comme la plupart des rescapés de la maison des poupées. J’aperçois même un touriste qui vomit dans les buissons.
Le choc a été rude, et je tente de rassembler mes esprits. La petite ressemble à une victime de viol, tandis que la grande fait des efforts pour affirmer sans trembler que ce n’était pas si terrible.
Les gens autour de nous se mettent brusquement à hurler, sans que je comprenne pourquoi. Ils courent se réfugier dans tous les sens, et pour une fois je suis d’accord avec ma sœur pour dire que c’est une réaction démesurée en regard du traumatisme subi. C’est alors que le sol se met à trembler violemment. Mon frère tire sur ma manche et pointe son doigt vers quelque chose derrière moi.
-C’est quoi comme attraction ? me questionne-t-il.
Je fais l’erreur de me retourner. Dressé à côté du château de la Belle au bois dormant, j’aperçois un géant haut d’une bonne centaine de mètres, vêtu d’une toge, et portant une longue barbe blanche. A vrai dire j’étais persuadé que ce jour n’arriverait jamais.
-Bordel, dis-je à mon frère, je crois que c’est Dieu…
C’est fini. Plus rien n’aura jamais de sens, car la logique vient de prendre un coup fatal. Dieu existe, et mon univers s’écroule.
Le géant barbu scrute Disneyland de ses yeux haineux, observant avec mépris les minuscules fourmis que nous sommes courir dans tous les sens. Il fait sonner sa voix caverneuse, qui emplit tout le parc.
-Je suis Dieu, crie-t-il pour ceux qui n’ont pas encore compris. Et je vais vous détruire.
Sur ces mots, il se met à cracher une colonne de flammes, et embrase le château de la Belle au bois dormant. Les gens à l’intérieur hurlent et s’enfuient en beuglant. Une tour s’effondre avec fracas. Puis il écrase d’un coup de talon l’auberge de Blanche neige, et pousse un rire démoniaque.
-C’est toi qui a fait ça ? me demande calmement la petite. Tu l’as forcément imaginé.
Les gens me reprochent souvent d’agir sans le vouloir sur l’état du monde, comme si ma compagnie les entraînait dans un univers parallèle. Xavier dirait que je suis trop volontariste et que j’ai amené Dieu à Disneyland pour appuyer un point de vue. Et qu’il crache du feu parce que c’est comme ça que je me l’imagine. Je hurle à mes sœurs de se mettre à l’abri avec mon frère, et que je vais me charger de tout.
-Encore une de tes théories ? raille la grande. C’est parce que c’est ton devoir d’écrivain, c’est ça ?
-Non. C’est parce que c’est mon devoir d’athée.
Tout ça n’est qu’un vieux débat millénaire. Je m’élance vers le château en flammes, la rage me tiraillant le ventre. Je refuse catégoriquement que Dieu existe, parce que c’est vraiment trop con. Il n’y a absolument rien qui laisse penser à une entité suprême, et ce n’est pas la destruction d’un parc d’attraction qui va me faire changer d’avis.
-Connards de français, vocifère Dieu, vous pouvez jamais vous empêcher de faire chier ! J’ai pas créé la Terre pour voir un peuple comme le vôtre émerger ! Avec vos révolutions de merde, parce que vous êtes jamais contents ! Ça s’arrête aujourd’hui.
Il se saisit de deux tasses géantes sur un manège, et s’en sert pour bombarder les gens cachés dans le labyrinthe d’Alice au pays des merveilles. Puis de son souffle enflammé, il carbonise une mascotte Donald qui fuyait pour sa vie.
Juste au moment où les athées s’étaient intégrés, voilà que le grand barbu revient faire du prosélytisme. L’idée m’est insupportable. Je refuse que les gens recommencent à utiliser leur croyance pour faire des trucs stupides. Car c’est la malédiction des athées : Ils partagent la planète avec des tarés.
Je fais un bond sur le côté pour éviter une tasse géante lancée au hasard par Dieu. Je reprends mon souffle, et tente d’élaborer un plan. Le barbu doit repartir d’où il est venu, et vite, parce que sinon les gens vont savoir qu’il existe. Et les chrétiens vont plus se sentir pisser.
J’attrape mon portable et envoie un texto à Xavier qui dit « Dieu existe, mec. C’est la merde, mais je m’en charge ».
Le parc brûle et les gens courent en vain, tentant d’échapper au géant furieux. En y réfléchissant bien, il ne pouvait pas apparaître ailleurs qu’ici. J’aurais presque pu le deviner avant d’acheter mon ticket, parce que c’est exactement ce que j’aurais écrit. Arrivé à ses pieds, je hurle son nom assez fort pour qu’il m’entende. Il baisse les yeux vers moi et je sens mon sang cesser de circuler.
-Tu veux quoi, le cloporte ? me demande-t-il.
-Tu dois repartir, dis-je en avalant douloureusement ma salive.
Il tente de m’écraser avec son pied, mais je l’esquive d’une roulade. Il se met à cracher du feu, et je prends mes jambes à mon cou, hurlant « Négocions ! », avant d’aller me réfugier derrière le rocher dans lequel est plantée l’épée du roi Arthur. Je l’entends me répondre de sa voix tonitruante « Négocier que dalle. Tu vas mourir, sale français ! ».
C’est dingue que même Dieu déteste notre peuple. C’est pas juste parce que nos dirigeants nous font passer pour des cons, ou que nos émeutes sont mal perçues. C’est plus profond que ça. Voilà des siècles que nous passons notre temps à tout contredire, pour le plaisir de faire avancer les débats ou pour rappeler notre existence.
Mon portable sonne et je reçois un texto de réponse de Xavier qui dit « Il faut que tu t’éloignes de ce que tu écris, mec ». J’ai envie de lui répondre que c’est trop tard, mais mes doigts tremblent bien trop pour écrire un message convenablement.
Je grimpe sur le rocher du roi Arthur, et me saisis du manche de l’épée prisonnière. Je tire dessus de toutes mes forces, tentant de l’arracher à la roche, mais elle ne bouge pas d’un pouce. Le problème c’est que mon plan s’arrête là. Dieu pousse une fois de plus son rire dément, en me regardant lutter pour ma vie.
Il m’attrape de sa gigantesque main, et presse mon corps dans sa paume, ne laissant dépasser que ma tête. Il me soulève dans les airs jusqu’à m’amener à quelques mètres de son visage. Avec un plaisir sadique, il resserre son étreinte sur mon corps. J’ai l’impression de passer sous un rouleau compresseur. Visiblement contrarié, il serre un peu plus fort.
-Pourquoi tes os ne craquent pas, cloporte ? me demande-t-il irrité.
-C’est le manteau d’hiver que ma mère m’a fait, dis-je. Il est putain de solide.
Il a un rictus méprisant, et murmure « Alors brûle » avant de prendre une grande inspiration. Je hurle « Pas Disneyland ! » et il s’arrête net, prenant un air intrigué. Capter l’attention de Dieu, c’est quand même pas donné à tout le monde.
-Comment ça, cloporte ?
J’essaye d’articuler d’une voix tremblante et suraigüe qu’en détruisant cet endroit il ne s’attaque pas vraiment aux français. Parce qu’au fond il va surtout dégommer des touristes, et que le parc n’est pas notre fierté nationale. Un rapide coup d’œil en contrebas me donne le vertige, mais je vois mal comment je pourrais lui demander de me reposer par terre.
-Je vais m’attaquer à Paris, conclut Dieu.
-Surtout pas ! Paris non plus c’est pas la France ! Il y a encore trop de touristes et d’immigrés ! La vraie identité nationale tu la connais, c’est la province. Enfin merde, c’est les montagnes, les ancêtres gaulois, la potée, le fromage …
Ma voix est plus implorante que jamais. Dieu lève les yeux au ciel d’un air pensif, comme s’il interrogeait une puissance supérieure. Il reste quelques instants ainsi, attendant un signe qui ne peut pas venir. Le bruit du château qui brûle et la musique débile qui passe dans le parc meublent à peine le silence. Je sais pas pourquoi je m’obstine à venir ici, cet endroit me fatigue.
Dieu finit par me reposer au sol, à mon grand soulagement. De joie, je lui ferais presque un câlin. Sauf que mes bras ne font pas le tour de sa cheville.
Il fixe une direction précise, et l’espace d’un instant j’ai l’impression qu’il va prendre le Space Mountain pour retourner chez lui, avant de me rendre compte qu’il voit beaucoup plus loin que moi.
-Je vais détruire Clermont-Ferrand, grogne-t-il. Ça vous apprendra.
En quelques enjambées, il sort du parc et s’éloigne dans la forêt, en direction du lointain. Tout s’est passé vite, et j’ai pas tout compris. J’ai l’impression que si Dieu est aussi con, c’est parce que ça me fait plaisir. Qu’il est ce qu’on attend de lui, et que c’est pour ça que j’ai pu le vaincre.
Je vois l’auteur, pas l’histoire. Je suis paumé dans les chapitres, et je comprends plus certains passages.
Xavier a raison, il faut que je m’éloigne de ce que j’écris. C’est trop volontaire, pas assez évident. Dieu qui attaque un parc d’attraction, ça dénote trop clairement mes opinions.
Je m’assois par terre et m’allume une cigarette, parce que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. C’est la première fois que je rencontre un écrivain qui me soit sympathique. Parce que c’est lui aussi un connard égocentrique, qui a perdu tout contrôle sur sa création. Et son œuvre vaut mille fois mieux que lui.


Note : Le parallèle de la fin est un peu trop prétentieux.

Prochainement : Vincent grosses couilles

Rythme définitif

Bonsoir à tous.
J'ai maintenant fini de publier tous les épisodes que j'avais d'avance. Je vais donc adopter à présent un rythme hebdomadaire, en publiant un épisode tous les mardis. J'espère que vous continuerez à me lire, et vous remercie tous de votre fidélité.

29 novembre 2009

11. Xavier n'a plus d'espace

-T’es vraiment un sale connard.
-Toi aussi, dis-je.
-Bravo, super répartie.
Je gratte une fissure dans le mur pour en arracher le plâtre avec le bout de l’ongle. Xavier me rappelle que c’est chez lui et que ce n’est pas moi qui paierai la caution, mais je l’ignore volontairement. Je m’obstine à gratter sous son regard irrité.
-Je veux plus de toi comme agent littéraire, dis-je.
-Ça tombe bien, parce que j’en ai marre de m’occuper de ta gueule. Putain d’ingrat de merde.
J'ai envie de gratter ce foutu plâtre jusqu'à ce que mes doigts saignent, ou ou le mur s'écroule. Je voudrais par dessus tout que Xavier arrête de me répéter que je peux m'améliorer, et qu'il me dise simplement que j'assure quand même pas mal en tant qu'être humain.
Xavier n'a plus d'espace. Son monde rétrécit peu à peu. Il est construit d'intransigeance et expulse peu à peu les gens qui le peuplent, tant et si bien qu'un de ces jours il ne sera plus habité que par un seul homme. Et cet homme est un con.
-C'est toi le con, me dit Xavier.
Certain de ne pas avoir parlé à voix haute, je hurle sur mon ami d'arrêter de toujours deviner ce qui se passe dans ma tête. Je cesse mon manège avec le plâtre du mur et tente de me recentrer sur les problèmes importants. Sauf que je ne sais pas vraiment pourquoi ils sont importants. Tout ce que je vois c'est que mon prétendu agent littéraire veut ma perte.
-C'est pas possible que je te laisse du mystère, mec, m'explique-t-il calmement. Je te connais trop pour pas savoir à quoi tu penses. Enfin merde, on se connaît même trop pour ne plus être amis, alors qu'on se déteste.
Je vais jusqu'à son frigo, à la recherche d'un remontant, mais je le trouve désespérément vide. Je bois un peu d'eau au robinet, par réflexe, et m'assois par terre.
-Je passerai pas à la télé, dis-je, dans un souffle.
-C'est une chaîne du câble, me répond Xavier comme si ça changeait quoi que ce soit.
-Pas la télé, c'est tout.
Il objecte que ça durera cinq minutes, que ça passera à deux heures du matin, et que je suis un abruti.
J'aurais dû amener un lance-roquettes pour décaper son plâtre de merde, et bousiller son frigo vide. J'aurais aussi réservé une roquette pour sa gueule, parce que c'est décidément pas possible de pas être ouvert à la discussion comme lui.
-Je suis pas fermé, dit-il.
-C’est toujours pareil, mec. C'est comme quand je t'ai dit que Dieu n'existait pas.
Il sourit, et va s'installer à l'ordinateur en tentant de paraître sérieux et affecté. Un jour je n'aurai plus ma place dans le monde de Xavier, même si je serai un des derniers à partir. J'ai peur qu'au final mon ami se retrouve seul avec sa satisfaction d'avoir été droit dans ses bottes. Et ce jour là il n'y aura plus personne pour empêcher la petite planète qu'il a bâtie de partir à la dérive dans l'espace, à la recherche de nouvelles galaxies habitées par des êtres qui ne le décevront pas.
-T'en est où du texte de cette semaine ? me demande-t-il.
-Tu peux pas attendre autant des gens, mec.
-Essaye pas de changer de sujet.

« ...Paxton Fettel parcourait à toute allure les longs couloirs sinueux du donjon de Mabrok. Derrière chaque porte, chaque recoin du mur, l'attendait un gobelin prêt à en découdre. Mais à vrai dire c'était le cadet de ses soucis.
-Putain de bordel de merde, vous allez me lâcher ? cria-t-il.
Mais le cameraman et le preneur de son lancés à sa poursuite ne prirent pas sa requête au sérieux. Paxton Fettel se retourna vers l'objectif de la caméra, qu'il pointa de son épée avec un air menaçant. Les techniciens reculèrent de quelques pas. Il reprit alors sa course effrénée dans le donjon, mais le poids de son armure le ralentissait, et l'empêcha de semer l'équipe de télévision.
-Mais barrez-vous ! beugla-t-il.
Un gobelin fit irruption d'un recoin sombre, et planta sa dague dans l'épaule de notre chevalier, qui poussa un cri déchirant. Un coup d'épée eut raison du gobelin. Paxton Fettel écarta les plaques de métal qui enserraient son corps pour mieux examiner sa blessure.
-Putain ça doit faire mal, siffla le caméraman, en zoomant sur la plaie. »

Roger me hurle d'arrêter d'écrire n'importe quoi. Il met ses mains en avant, doigts crispés, et si je ne le savais pas si mou, je jurerais qu'il est prêt à m'étrangler. Il me répète que je suis le pire écrivain du monde en vociférant qu'il y a encore un putain de chemin jusqu'au prix Nobel.
-Tu peux pas écrire comme tout le monde ? me questionne-t-il.
Je lui demande s'il s'écoute des fois, avec un sourire en coin qui visiblement l'énerve. Je tente de me concentrer sur mon texte, et emmène le brave chevalier jusqu'à la sortie du donjon, où l'attend un elfe guérisseur appelé par la boîte de production. Roger, qui lit par dessus mon épaule, fulmine.
Je m'allume une cigarette, certainement par provocation. Le chevalier demande à l'elfe de se grouiller parce qu'il veut repartir au front. Le problème vraiment important, je n'arrive toujours pas à mettre de mots dessus. Peut-être que c'est le chevalier. Ou peut-être Roger.
En fait je déteste les écrivains, et je suis bien content de ne plus en être un. La vie s'échappe et ces cons essayent de la retenir, mais ils sont trop peu nombreux et trop peu lus pour être efficaces. Le barrage a cédé depuis longtemps, et le papier ça retient que dalle.
J'entends un abri-bus se faire démolir en bas de chez moi, et essaye de l'ignorer. L'elfe répond au chevalier qu'il va devoir oublier les donjons pour quelques semaines, et le cameraman capte les larmes qui montent à ses yeux. Roger fait la remarque que ça chie dans la rue.
-Il paraît que ça va pas durer, dis-je.
Je me remets au clavier, et comme pour me contredire, un pavé vient fracasser ma fenêtre. J'écrase ma cigarette d'un geste rageur, et regarde le gros bout de pierre qui trône maintenant au milieu de ma chambre. Le problème vraiment important c'est que je n'arrive pas à me concentrer.
Le froid s'engouffre par la fenêtre éventrée, et vient me murmurer que si je n'écris pas les choses, alors tout part en couille. Je déteste les écrivains qui passent à la télévision, parce qu'ils ne me ressemblent pas.

-Voyez-vous, dit Vincent, l'immense majorité des écrivains est homosexuelle.
L'intervieweur, un peu décontenancé, lui demande de répéter. Vincent lui sourit, et développe son point de vue sur l'érotisme gay qui se dégage de mon blog. On lui demande de recentrer la discussion sur ses amis Xavier et Vincent.
Xavier monte un peu le son de la télévision, et me fait remarquer que notre ami s'est rasé pour l'occasion. Il est redevenu moustachu, et je me demande si c'est vraiment l'image de moi que j'ai envie de renvoyer au monde.
Xavier a remis du plâtre sur son mur, et celui-ci est redevenu lisse. Affalés sur le canapé, nous écoutons Vincent déblatérer sur la façon dont je le vois comme un héros.
-Xavier, explique-t-il, est un peu le colérique de la bande. Il faut dire aussi que je l'énerve beaucoup.
Je vais jusqu'au frigo pour nous chercher du coca, et retourne m'écrouler sur le canapé. On a pas idée de passer des programmes culturels à deux heures du matin. Xavier me demande où j'en suis avec mon genou, et je lui réponds que j'attends toujours les résultats complémentaires.
Nous écoutons Vincent jouer mon rôle jusqu'au bout, jusqu'à la conclusion extraordinaire qu'il apporte à son interview : « Franchement, faut être un peu con pour faire ce que je fais. ». Le journaliste le remercie, et lance une page de pub.
Je me lève du canapé, les membres un peu engourdis, et m'allume une cigarette en enfilant mon gigantesque manteau d'hiver. Xavier se lève à son tour, et attrape une veste.
-Tu bouges aussi ? je demande.
-Je vais voir Martine.
-Moi aussi. La mienne.
Nous sortons de l'appartement et dévalons les escaliers sans dire un mot. En fait on arrive pas à grandir, ne serais-ce qu'un tout petit peu, mais ce n'est pas un problème vraiment important. Je questionne mon ami sur sa nouvelle petite amie, et il a un geste vague comme à son habitude.
-Beaucoup de compromis, philosophe-t-il.
La planète de Xavier est encore dans notre galaxie. Il faudra sans doute quelques années avant qu'elle ne prenne le large, et je me dis que ça nous laisse du temps pour l'en dissuader. Nous marchons jusqu'au métro, et remarquons que nous prenons chacun un sens opposé.
Mon train arrive immédiatement, et je cours pour monter dedans. Les portes se referment, et tandis que je m'éloigne peu à peu, j'observe Xavier qui déambule sur le quai d'en face en observant les publicités avec un air de dégoût.
Le métro m'emmène jusqu'à mon rendez-vous avec Martine, qui est déjà là, à m'attendre. Je la prends dans mes bras et la serre de toutes mes forces. Elle me demande si Vincent passe bien à l'image.
Je ne réponds pas. Mon bras par dessus son épaule, je l'entraîne jusqu'à un bar à moitié vide, en lui expliquant qu'à l'avenir je vais essayer de faire moins de compromis.


Notes : -Tu n'habites pas dans une rue pavée
-Pas assez parlé de la tumeur au genou

Prochainement : Dieu existe

26 novembre 2009

10. Vincent deteste mes tatouages

La couche extérieure de notre peau, appelée épiderme, est constituée de cellules mortes. Notre corps en est recouvert dans son intégralité, parce que notre peau ne supporte pas le contact de l’air ou du soleil. On est pas vraiment en contact vivant avec le monde, et je ne vois pas par conséquent pourquoi on devrait s’en faire pour de la peau morte.
Le contact du mur du commissariat sur mon visage est dur et froid, et je me demande si mes cellules sont aussi mortes qu’elles le prétendent. Le policier qui me fait les poches m’empêche de me retourner pour examiner la situation avec plus de recul. J’entends Vincent dans mon dos, qui vocifère contre la brutalité dont nous sommes victimes, et Xavier qui claque des dents.
J’ai envie de me plaindre comme à mon habitude de mon manque de responsabilité dans tout ce qui m’arrive, mais j’ai maintenant compris que les choses qui m’arrivent sont toujours de ma faute. J’aurais dû mieux surveiller Vincent.
Les policiers nous demandent de retirer chaussures et pantalons, en s’excusant à demi-mots. Ils nous expliquent que par les temps qui courent, ils sont sensés être particulièrement vigilants avec les personnes de moins de vingt cinq ans.
Vincent et Xavier, l’œil mauvais, s’exécutent. Un policier fait une blague sur les jambes maigres de Vincent, pensant sans doute dédramatiser la situation. On me demande de me désaper à mon tour, et mon hésitation énerve quelque peu mes amis.
-Mec, me dit Xavier sans cesser de claquer des dents, depuis quand ça te gène de te mettre à poil?
-C’est pas ça, c’est…
Je jette un regard craintif à Vincent, parce que j’anticipe la violence de sa réaction. Ce dernier m’intime poliment de baisser mon froc et de pas faire chier. Je demande aux policiers pourquoi Xavier et moi devons payer pour les erreurs de notre ami barbu.
-Je dirais plutôt «moustachu», précise un jeune policier.
C’est pas possible d’entamer une carrière de grand écrivain réaliste lorsque tout se barre en couille de cette manière. Je passe bien trop de temps dans les commissariats pour prendre les choses au sérieux. Je finis par baisser mon pantalon et Vincent pousse un cri d’horreur.
-C’est pas vrai, hurle-t-il, tu t’es encore fait faire un tatouage!
-Un petit.
-Putain, mais t’es vraiment trop con, t’écoutes jamais ce qu’on te dit! C’est permanent ce genre de connerie!
-C’est l’idée.
Les flics, visiblement peu à l’aise, nous fouillent sommairement pendant que Vincent me traite de tous les noms. Encore une fois, ce n’est après tout que de peau qu’il s’agit. On demande à mon ami de se calmer parce qu’il fait vraiment beaucoup de bruit, et celui-ci prend tout le monde à parti.
-C’est pas trop con franchement?
Les policiers baissent la tête mais n’en pensent pas moins. Je me sens de plus en plus honteux. Vincent marche jusqu’à moi, le pantalon sur les chevilles, et soulève mon pull, découvrant ainsi d’autres tatouages, pour appuyer son argumentation par un «Si c’est pas moche, franchement?». On nous sépare, pendant que je m’obstine à regarder mes pieds en rougissant.
Xavier, seul dans son coin, nous déteste en silence.
Nous finissons par nous rhabiller, et les formalités administratives nous prennent une heure de plus. Lorsque nous sortons du commissariat, je suis surpris qu’il n’ait pas été une fois de plus attaqué par une foule furieuse. Mais la police n’est plus la cible privilégiée des émeutiers, qui sont maintenant bien trop nombreux pour se sentir menacés.
Les rues de Paris sont couvertes d’affiches qui proclament «La fin de leur monde», comme dans la chanson. C’est vrai. Les flics arrêtent tous les jeunes qui passent parce qu’ils ne savent pas vraiment comment réagir face à un pays entier qui en a assez de s’en prendre plein la gueule. Face à des gens qui leur ressemblent, qui ont comme eux trop subi pour rester chez eux à attendre que ça passe.
Car tout ça n’a rien à voir avec le courage de prendre les armes. C’est de la survie pure et dure, c’est simplement nous ou eux.
Vincent se bat avec son téléphone pour appeler sa copine, malgré le réseau qui est de moins en moins bon depuis que plusieurs antennes-relais sont détruites. Xavier me prend à part en se donnant un air sérieux.
-Mec, me chuchote-t-il, ta grosseur au genou…
-Elle est toute petite.
-Elle a grossi.
Un passant annonce à Vincent que les portables ne passent plus dans cet arrondissement, et celui-ci pousse un juron de son invention qui nous fait sursauter. Xavier éponge la sueur de son front, séquelle de son séjour parmi nos amis de la police, et s’allume une cigarette. Le vent d’hiver peine à se faufiler entre les immeubles parisiens. Je passe ma main sur mon tatouage tout neuf, encore un peu gonflé, et masse cette peau meurtrie supposée morte.
Je demande à Vincent ce qu’il faisait avec plusieurs centaines d’euros de tickets-restaurant sur lui. Je lui précise que je me fous de savoir où il les avait eus, que ce qui m’intéresse c’est ce qu’il comptait en faire maintenant que les rares restaurants encore ouverts ne les acceptent même plus. Il embrasse la rue d’un grand geste, et nous invite à regarder le chaos autour de nous: Les boutiques fermées, les vitrines brisées, les rues barrées par des camions…
-Tout ça, résume-t-il. Tout ça ne durera pas. La révolte, les petits pillages de merde, la police débordée. Même le président qui passe à la télé pour dire que tout est sous contrôle, eh bien le président ne durera pas. Les gens obtiendront quelques satisfactions et s’en tiendront là, c’est tout. Ils auront à nouveau besoin de places de parking.
-Et de tickets-restaurants? demande Xavier.
-Putain, ces enculés de keufs les ont gardés pour eux…

J’essaye de ne pas penser que l’extérieur de notre corps est déjà mort. Que le monde nous appréhende comme des cadavres encore chauds. Alors j’enfouis la tête sous les draps pour la poser sur le ventre de Martine. Je suis à peine rentré a Paris et je recommence déjà à faire n’importe quoi. Et j’adore ça.
Martine se met à caresser mon dos, à l’endroit ou se situe l’un de mes tatouages les plus imposants, et se demande à voix haute comment on peut écrire sur soi une phrase tirée d’une bande dessinée.
J’essaye d’enfouir ma tête plus profond, savourant le contact de cette peau morte qui réchauffe la mienne. J’étreins son corps de toutes mes forces, comme si le plus gros câlin du monde allait effacer mon propre corps et me changer en esprit pur. Je retourne quelques instants dans cet univers noir qui n’existe que lorsque mes yeux sont fermés, ce néant peuplé d’êtres fabuleux, dans lequel ma puissance n’a pas de limites. Où moi seul défait les armées et construit des cathédrales.
Je renonce à la vie terrestre pour me perdre dans un corps qui n’est pas le mien.
-C’est ça que j’aime chez toi, dis-je.
-Quoi?
Je sors la tête des draps et attrape une tasse de café. Martine se lève et commence à s’habiller, me demandant si moi aussi je ne vais pas être en retard au travail. Je lui réponds que j’ai arrêté d’être serveur pour écrire plus.
-J’ai toujours pas lu une ligne de ton blog, d’ailleurs, s’excuse-t-elle.
-En fait personne le lit, dis-je. Xavier fait du mauvais boulot.
-T’y mets pas vraiment du tien non plus, non?
Je m’assois sur le lit et commence à enfiler mes vêtements. Je pourrais me sentir comme une merde si seulement je réfléchissais un peu plus. En finissant ma tasse de café d’un trait, il me vient l’idée que mes tatouages partiront peut-être avec le temps, comme des peaux mortes, et que ça ferait bien plaisir à Vincent.
Martine et moi descendons les escaliers de chez elle, et nous donnons un baiser d’adieu une fois dans la rue.
-Je pensais vraiment pas que tu m’attendrais, dis-je.
-Je t’ai pas attendu, mon vieux, répond-elle.
Elle mordille légèrement ma lèvre inférieure et tourne des talons pour s’en aller travailler. Je pourrais juste faire comme si je m’en foutais. Je la regarde s’éloigner, en boutonnant mon manteau d’hiver comme si j’enfilais une armure. Il résiste au vent et à la pluie, et je voudrais parfois ne jamais l’enlever.
Je me mets en route pour affronter Paris à pied. De nombreuses personnes sont dans mon cas, sans doute découragés par la pénurie de métros. La ville entière semble bouder, et étale avec nonchalance ses magasins fermés et ses piétons désœuvrés.
J’ai envie de tout casser juste pour prouver que j’en suis capable. Le vent froid m’emmerde autant que les gens qui ne me prennent pas au sérieux. Je déteste la police et les émeutes. Je vais bousiller cette ville qui m’en met plein la gueule.
Je donne un coup de pied dans une poubelle pour la renverser, et ignore le regard de certains passants outrés. C’est juste que je comprends que la France en ait marre de se faire enculer, mais que j’ai du mal à accepter que ça lui ait pris autant de temps pour le réaliser.
La puissance du monde noir de mon imagination afflue dans mes veines, et me rend ivre comme je ne l’ai jamais été. La force dont je fais preuve en rêve sort des régions reculées de mon esprit pour venir gonfler chacun de mes muscles. D’un autre coup de pied, j’envoie valser un scooter mal garé, avant d’hurler sur un petit chien que je trouve moche.
Je m’adosse contre un immeuble et sens que le choc de mon corps contre la pierre cause quelques fissures. D’un doigt hésitant, j’appuie mon doigt contre le mur et découvre qu’il s’y enfonce comme dans du beurre. J’en profite pour graver mon nom dans la pierre.
Je traverse la route sans faire attention aux voitures. L’une d’elles me percute, et explose sous la violence du choc. Ce n’est pas simplement mon gros manteau d’hiver qui me protège, c’est une force de chevalier mythique qui m’a envahie, et qui ne se tarit pas. Paris est peuplé de gobelins qui ne sont pas si impressionnants, et je m’en vais les combattre à grands coups d’épée dans la gueule.
J’attrape une autre voiture et la projette quelques mètres plus loin. Je fonce tête baissée dans les embouteillages, envoyant valser tous les véhicules qui se trouvent sur mon passage. Des flammes se mettent à crépiter dans les paumes de mes mains, mais ne me brûlent pas. Mes pieds touchent à peine le sol, tandis que je commence à courir sur le boulevard, à la vitesse de l’éclair.
Je projette les flammes qui naissent dans mes mains contre les affiches publicitaires et les vitrines, qui fondent instantanément. Je décide de couper à travers les immeubles, et mon corps traverse la pierre et fait s’écrouler les murs.
J’emporte plusieurs bâtiments dans ma course effrénée, sans aucun remord. Je suis bien plus fort que la ville, que les gens, que l’hiver. On leur avait dit de s’attaquer à ceux de leur taille, et maintenant ils en paient le prix fort. Faites place au putain d’écrivain.
Je tords quelques réverbères pour m’amuser, avant de retourner mettre à bas un autre immeuble. J’en défonce la façade, et rentre dans le hall. Chacun de mes pas fracture le carrelage, et les fenêtres explosent lorsque je passe trop près d’elles. Je commence à grimper le vieil escalier en bois, qui prend feu à mon contact. Je monte quelques étages en laissant un brasier dans mon sillage.
J’arrive sur le palier de chez Vincent et frappe à sa porte. Mon corps est couvert de sueur, et mes jambes me soutiennent à peine. Forcé de m’assoir, je prends ma tête dans mes mains et me recroqueville en position fœtale. J’ai peur que le vent emporte mes tatouages et que la pluie me casse en mille morceaux impossibles à recoller. Parce que je suis un cadavre qui marche, un amas de cellules mortes qui ne se renouvellent pas, pensant savoir ce que c’est que de vivre vraiment.
C’est Xavier qui ouvre la porte. Il me voit roulé en boule dans mon gigantesque manteau, ignorant les flammes qui crépitent dans l’escalier et le bruit des dizaines d’alarmes de voitures qui nous parvient de la rue.
-Mec, dit-il d’une voix paniquée, qu’est-ce qui se passe?
-J’ai une tumeur au genou.


Note: Attention au côté «roman feuilleton»

Prochainement: Xavier n’a plus d’espace

24 novembre 2009

09. Roger est de retour

-Et sinon, tu continues toujours la musculation?
-Un peu.
-Il me semblait bien que tu avais pris un peu d’épaisseur.
-C’est le manteau qui fait ça.
Je fais un tour sur moi-même pour montrer à mon père comment ma mère a encore rembourré mon gros anorak. Xavier baisse les yeux pour cacher son sourire. Selon lui, j’ai l’air d’un ours aux jambes maigres dans ce manteau. Mon père nous sert des cafés pendant que nous posons nos affaires. On s’installe à table, et il nous demande si ça ne pète pas trop à Paris.
-En tout cas quand on est partis ça allait encore, dis-je.
Mais chaque jour les images des émeutes à la télévision me font flipper un peu plus. Les choses prennent une ampleur que je n’attendais pas, et je préfère encore me cacher chez mon père ou ma mère.
Nous finissons nos cafés en écoutant mon paternel parler de la nécessité de faire gaffe à pas se faire démolir, puis ce dernier se lève et va s’installer dans le canapé pour lire son journal sportif. Xavier m’annonce qu’il va prendre une douche, et je monte jusqu’à la chambre de mon père dans l’espoir de lui voler quelques sous-vêtements.
La pièce est peu éclairée, un peu comme le reste de la maison, et le rideau que j’ouvre m’offre un ciel blanc qui m’aveugle un peu. Le brouillard a envahi la campagne ce matin, et persécute la maison de mon père de son armée de fantômes de brumes. Ils tapent aux fenêtres pour réclamer sa tête, font grincer les volets, et parfois je me dis qu’il a raison de ne pas beaucoup sortir de l’abri qu’il s’est construit.
J’ouvre la porte du placard et pousse un cri d’horreur. Roger, mon ami du futur, se trouve à l’intérieur, trempé de la tête aux pieds et dégageant une odeur nauséabonde. Je m’empresse de refermer la porte et recule de quelques pas, le cœur battant la chamade.
-Ouvre moi connard, grogne Roger de l’intérieur du placard.
Je m’exécute et lui demande ce qu’il fout au milieu des chaussettes de mon père, et surtout pourquoi il ne s’est pas noyé dans la Seine comme je l’espérais.
-Dans le futur on sait toujours nager, ironise-t-il. Franchement, tu t’attendais à quoi?
C’est triste à dire mais je m’attendais à ce qu’il reste mort, et la responsabilité de ce meurtre ne m’empêchait pas de dormir. C’est vraiment ridicule qu’il revienne, parce que c’est un personnage de second plan et que c’est lui accorder trop d’importance. Le futur duquel il vient n’existe plus. Sa présence ne veut plus rien dire.
La vie que je m’écris n’est pas très agréable à la lecture. La science-fiction sort de nulle part, et les émeutes qui secouent le pays ressemblent à des fantasmes d’adolescent. Le roman m’échappe et ça me rend fou.
-Tu es en train de merder, me dit Roger.
Impossible de cloisonner. Tous les futurs du Monde s’échappent dans tous les sens parce que rien n’est suffisamment solide pour les contenir. Roger me reproche de laisser l’écriture partir en roue libre, et je lui avoue que ça fait bien longtemps que je n’ai rien écrit.
-Et le texte de cette semaine, pour le blog?
-J’avais pris de l’avance. Je dois en publier un demain et je n’ai encore rien pondu.
Il me gratifie d’un sourire narquois et jette un coup d’œil aux fantômes de brume qui tambourinent à la fenêtre. Peut-être des amis à lui. Ils portent avec eux toute la mélancolie de la province par mauvais temps. Les maisons aux alentours semblent inhabitées, et les feux de circulation dans la rue changent de couleur dans l’indifférence générale. J’imagine que si je me sens en sécurité ici, c’est parce que j’ai l’impression que personne ne connaît l’existence de ce quartier.
Mon ami du futur a maintenant allumé l’ordinateur vétuste de mon père, et me conseille de me remettre au travail.
-Si tu laisses courir tout ce qui se passe autour, soupire-t-il, tu vas te faire démolir.
C’est vraiment nul comme scène, le coup du pseudo-mentor qui encourage le jeune mec paumé à s’accrocher et à ne pas perdre espoir. C’est bien trop cliché, et j’ai vraiment beaucoup de mal à trouver le personnage principal sympathique. Je m’installe au clavier et décide de renoncer à devenir écrivain.
«...Paxton Fettel sortit son épée de son fourreau et s’élança en hurlant vers les gobelins brigands, car après tout il savait pertinemment que la mort l’amènerait au nexus. Son cri de guerre fit frissonner les créatures écailleuses. C’était un hurlement presque chantant, traditionnel, et sincère.
Être chevalier en ces temps troublés signifiait présentement se débarrasser des créatures du mal, mais dans l’absolu il ne savait pas vraiment où sa destinée l’entraînait. Car les batailles ne dureraient qu’un temps, et bientôt la question se poserait de trouver sa place dans un monde gouverné par les hommes et la paix.
Et il se demandait si cela ne serait pas plus dur que de massacrer des gobelins.»

Roger retourne s’enfermer dans le placard avec un air désespéré. Le brouillard dehors a presque disparu, et des gouttes de pluie timides commencent à arroser le quartier abandonné. Je me remets au travail et conte l’histoire de ce chevalier qui peine à trouver sa place dans le monde des hommes. Au bout de quelques pages il rencontre un magicien qui enchante son épée pour la rendre incassable. Paxton Fettel n’en fait qu’à sa tête et va jusqu’à s’aventurer en pays gobelin. Il essuie les flèches empoisonnées et la dysenterie, et finit par affronter des fantômes de brume qui l’empêchent de passer.
Mon père fait irruption dans la pièce et me demande si je n’ai pas besoin de chaussettes. Je lui réponds que non, préférant qu’il ne trouve pas Roger en train de ruminer dans le placard.
Plus tard dans la journée, je fais lire mon histoire de chevalier à Xavier. Celui-ci m’annonce que les gobelins n’ont pas l’air assez menaçants, et que du coup Paxton Fettel passe un peu pour un trouillard.
-Tu verras la semaine prochaine, dis-je, les fantômes seront des adversaires beaucoup plus coriaces.
J’y crois vraiment. La semaine prochaine il y aura des combats qui ne seront pas gagnés d’avance, et beaucoup moins d’interrogations métaphysiques. Peut-être même que le chevalier retournera à Paris.
Mon père me crie d’en bas qu’un ami à moi est à la porte. Le moustachu qu’il n’aime pas beaucoup.
Xavier et moi descendons les escaliers quatre à quatre, et je manque de trébucher à plusieurs reprises. Vincent nous attend dans l’entrée, sans autre bagage que son casque de moto. J’ai l’impression qu’il a maigri, et ses yeux nous renvoient une tristesse peu commune.
-Sa lut, murmure-t-il d’une voix éteinte.
Encore une scène qui laisse à désirer. Il aurait fallu un retour plus impressionnant. Peut-être au milieu des coups de feu, poursuivi par des insurgés ou des loups, portant sa dulcinée dans ses bras. Sa Martine à lui qu’il aurait arrachée aux griffes des émeutiers.
-Et Martine? je demande.
Ses yeux s’humidifient très légèrement, en tout cas beaucoup moins qu’à l’accoutumée. Il pose son casque par terre et passe ses mains sur son visage. Il ne s’est pas rasé depuis son départ de Paris, et sa moustache se confond presque maintenant avec les longs poils qui ont poussé sur ses joues.
-Martine est morte, dit-il pour le carrelage.
C’est mauvais. Mauvais. C’est gratuit, ça fait du mal à l’un des personnages principaux au nom d’un rebondissement de merde. Ca se lit mal, ça sort de nulle part, c’est brusque et inutile. C’est de la terrible littérature.
Les autres personnages ne savent pas quoi répondre, pendant que le moustachu devenu barbu passe dans le salon et s’allonge sur le canapé comme pour y dormir, alors qu’on voit à ses yeux qu’il ne dort plus.
La pluie se met à frapper violemment aux carreaux, comme pour ponctuer le pathétique de la situation. Le personnage de l’écrivain raté va s’asseoir à côté de son ami qui fait semblant de dormir en se cachant la tête dans un coussin.
-Vincent, dit-il, je suis vraiment désolé mec. Vraiment. Je sais pas quoi dire.
-Alors dis moi que tu m’aimes.
-Je t’aime mec.
Vincent se retourne vers moi, hilare, en m’annonçant que je suis complètement pédé. Xavier derrière moi éclate de rire également, et vient taper dans sa main.
-Je t’ai eu mec.
Les deux, toujours pliés en deux, se prennent dans les bras en se gratifiant de grandes claques dans le dos. Ils me jettent un regard et leur fou rire repart de plus belle. Les ombres portées sur leur visage par la lumière qui filtre entre les gouttes de pluie leur donnent un air presque démoniaque.
C’est pas de la littérature, c’est pire. C’est des mots et des situations qui s’enchaînent dans une foire pas possible, et moi au milieu qui ne pige rien. C’est le roman qui m’échappe, c’est le style approximatif, c’est le danger de reprendre la route. Enfin merde, c’est le putain de Tout. Ca sera plus intéressant la prochaine fois.
-On rentre à Paris, les mecs, clame Vincent.


Note: Ecrit trop vite pour le rendre à temps. Reprendre plus calmement.

Prochainement: Vincent déteste mes tatouages

22 novembre 2009

08. Xavier dit qu'il est trop intelligent pour se suicider

J’explique à Xavier que moi non plus personne ne m’aime, mais que j’en fais pas tout un plat. Entre deux vomissements, il marmonne quelque chose que je ne saisis pas bien, mais je serais prêt à parier que c’est une insulte.
Xavier a toujours dit qu’il était trop intelligent pour se suicider, et je crois bien qu’aujourd’hui il a revu sa position. J’aimerais que Vincent soit là, parce que je suis vraiment nul pour m’occuper des gens qui vont pas bien.
-J’avais mal à la tête et j’ai pris trop d’aspirine, bafouille Xavier, avant de se remettre à vomir.
Je maintiens la porte fermée en observant mon ami de loin, et ma seule frayeur est que ma mère décide de rentrer en cet instant. Je compose le numéro de Vincent sur mon téléphone et tombe une fois de plus sur son répondeur. Je crois qu’il vaut mieux pour lui qu’on ne le retrouve jamais, parce que sinon je vais le tuer.
Une bourrasque de vent fait s’ouvrir la fenêtre qui était mal fermée, s’engouffre dans les toilettes, et me fait frissonner à m’en décrocher les membres. Xavier finit par se relever et m’annonce qu’il a besoin de prendre l’air. Nous sortons dans le jardin, et mon ami me reproche violemment de toujours tirer les mauvaises conclusions. Je lui donne un chewing-gum, et il me demande pourquoi j’en ai toujours sur moi ces temps-ci.
-C’est depuis que j’ai arrêté de fumer, dis-je.
-Me prends pas pour un con, t’as jamais arrêté de fumer.
Le bruit des rares voitures qui passent à toute allure dans le quartier ne parvient pas à meubler notre conversation. J’aimerais dire à Xavier que tout ira bien, mais en réalité je n’en sais absolument rien. Et puis il faudrait déjà qu’il avoue avoir tenté de se tuer.
-Et la petite à laquelle tu t’intéresses, là? je demande.
-Martine, répond-il avec un sourire.
-Ouais, l’autre Martine.
Il fait un geste vague, et crache son chewing-gum pour s’allumer une cigarette. Il m’en propose une, que j’accepte. Nous fumons en silence, la tête remplie d’images de femmes qui nous en font voir de toutes les couleurs. Xavier est terrorisé à l’idée de faire le premier pas, et moi je fatigue tout le monde.
Les bourrasques d’automne nous glacent les os, et je me demande réellement où est passé Vincent, même si je ne me fais pas vraiment de souci pour lui. En tout cas pas autant que pour le suicidaire qui m’accompagne, et sur lequel je n’ai aucune prise.
-Je suis pas suicidaire, râle Xavier. Et tu penses tout haut.
-Sérieux?
-Mais non, abruti, c’est juste que je te connais par cœur.
Le vent souffle comme une furie. Putain, je savais d’avance qu’on ne trouverait pas Vincent. L’hiver arrive à fond la caisse pour nous geler les couilles, et je refuse qu’il nous cloue dans le jardin de ma mère alors qu’elle fait cuire un gâteau pour nous à l’intérieur. A vrai dire on ne retrouvera pas Vincent tant qu’il ne le voudra pas, alors autant faire une petite pause et manger un putain de fondant au chocolat.
Xavier se fout des gâteaux. Il préfère clamer qu'il est coriace et se prendre des murs comme on le fait tout le temps. J'ai toujours peur qu'il me claque dans les doigts, et j'aimerais vraiment qu'il se repose parce que je serais déçu s'il ne mourrait pas de ma main.

-Je m’appelle Pierre A. et je pratique l'autofellation depuis l’âge de quatorze ans.
L’assistance salue Pierre, et l’écoute avec attention raconter comment s'autosucer permet de vraiment découvrir son corps, et octroie une indépendance sexuelle. Xavier fixe ses pieds en serrant la mâchoire. C’est à cause de choses comme celle-là que mes amis me détestent.
Il me demande en aparté comment une si petite ville peut abriter autant de tarés, et je lui réponds qu’il y a peu d’occupations par ici.
La salle polyvalente dans laquelle nous nous trouvons sent encore la sueur du cours de ping pong qui a eu lieu avant la réunion. Pierre A. explique que les femmes ne savent pas vraiment pratiquer la fellation. La réunion des dépressifs c’est le jeudi, mais je pense qu’on sera déjà repartis.
Xavier me fusille du regard à m’en faire rougir jusqu’aux oreilles. Je reluque la sortie de secours, tentant de mettre au point un plan d’évasion, tandis que mon ami continue de pointer sur moi ses yeux accusateurs. Je lui chuchote qu’on fait avec ce qu’on a, et que tout ça partait d’une bonne intention.
Il hausse les épaules et croise les bras, en prenant un air supérieur. Xavier pense certainement qu’il vaut mieux qu’un type qui se taille des pipes, mais c’est parce qu’il est souvent persuadé d’avoir raison. Je sens que je vais entendre parler de cette histoire pendant longtemps.
-Parce que c’est dur que personne ne vous aime, conclut Pierre A. sous les applaudissements.
Le chef de la séance se tourne vers nous et nous demande si on veut partager notre expérience. Je jette un regard vers Xavier, car après tout c’est lui qui a besoin de se confier. Ce dernier secoue la tête avec insistance et rougit à son tour. Je l’incite à se lever, et nos congénères l’encouragent à leur tour.
-Ton monde me rend taré parfois, me confie-t-il.
Devant les acclamations de l’assistance, il finit par se dresser sur ses jambes, et je sais en cet instant que je n’aurai pas besoin de revenir jeudi.
-Je m’appelle Xavier B. et je crois que d’aussi loin que je me souvienne je me suis toujours autosucé, dit-il d’une voix mal assurée.
Nos compagnons d’infortune le saluent, et il me chuchote qu’il manque d’inspiration. Je lui réponds que c’est dans ces cas-là qu’on fait les meilleurs discours.
-Je… Notre ami a raison, continue-t-il. C’est vraiment dur que personne ne vous aime. Vraiment. Mais ça sert à rien d'essayer d'aller mieux. On a beau se chercher des excuses, se répéter qu’on est la personne la plus qualifiée pour s’occuper de soi, au fond c’est des conneries. C’est vrai que les femmes n'ont pas la moindre idée de ce dont on a vraiment besoin, mais faut pas oublier qu'on a aussi de sacrés goûts de chiottes. Au final les mecs, je suis désolé pour vous, parce que c’est complètement con de se suffire à soi-même. Et croyez-moi je suis pire que vous à ce jeu là. Merci de votre attention.
Un silence de mort parcourt les tailleurs de pipes, et je commence à applaudir avant de m’en rendre compte. Xavier attrape sa veste, et sort de la salle à grands pas. Je m’élance à sa poursuite, et le rattrape sur le parking de la salle polyvalente. Il me demande de monter en voiture et de ne pas ouvrir ma gueule pour tout l’or du monde. Il nous conduit en trombe chez ma mère, sans décrocher un mot.
-Tu veux pas me laisser t’aider mec, dis-je en me risquant à parler.
-Je sais que ça part d’une bonne intention, soupire-t-il, mais c’est juste que tu devrais laisser courir les choses plus souvent. Tout le monde est pas comme toi, il y a des gens qui ont besoin de réfléchir, mec.
Ma mère nous accueille chez elle avec du café, que Xavier décline avant de monter s’enfermer dans ma chambre. J’attrape une tasse et m’assois dans le canapé en me traitant intérieurement de tous les noms.
-Comment s’est passé la réunion? me demande ma mère. Il va mieux?
J’enfile les vieux chaussons que je trimbale depuis l’adolescence et allume la télévision, en répondant que je me suis trompé de réunion. Ma mère explose de rire et lâche que ça me ressemble beaucoup. A la télévision passent des images du métro parisien couvert de graffitis «pas peur de vous», et de CRS débordés par la foule dans plusieurs grosses stations. Ma mère me conseille de retarder un peu mon retour.
-J’ai ma vie là-bas maintenant, maman.
-Tiens, répond-elle, j’ai réparé ton vieux manteau d’hiver.
Elle me fait essayer le vieux sac de toile matelassée qui m’a protégé de nombreuses tempêtes, en précisant qu’elle a rajouté une doublure et une capuche avec de la moumoutte. En passant le vêtement, j’ai l’impression de doubler de volume. Je tente de ramener mes bras le long de mon corps, et réalise que c’est chose impossible. J’ai envie de préciser à ma mère que Paris n’est pas en zone montagneuse, mais je me contente de la remercier.
-Avec ça tu pourrais même survivre à une guerre nucléaire, plaisante-t-elle.
-S’il pouvait être à l’épreuve des balles, ce serait déjà pas mal.
-Arrête, c’est vraiment pas drôle.

Pour être heureux il suffit de pas grand-chose. Je devrais peut-être juste boire un peu moins de café et arrêter d’écouter France Info en espérant des jours meilleurs.
Le sable mouillé défonce mes chaussures, et le bruit des vagues tonitruantes me secoue comme un marteau-piqueur. Les ferrys au loin rallient une Angleterre qui est bien trop loin pour être aperçue. Au fond la mer nous invite à rejoindre les îles au loin, c’est juste qu’elle parle trop fort pour qu’on la comprenne.
Xavier est resté dans la voiture, et téléphone à sa Martine. Dans quelques heures il va me demander de rentrer à Paris.
Mon manteau d’hiver est à l’épreuve du vent, et de l’eau, et du sable. Il me protège de la mer qui est déchainée aujourd’hui, et de l’hiver qui veut notre peau chaque année un peu plus. Je compose le numéro de Vincent sur mon téléphone, et me rends compte que le réseau n’arrive pas jusqu’ici.
J’enlève le manteau. J’enlève mes chaussures et mon pantalon, et me confronte au vent. Je me délaisse de mon pull, et vérifie que Xavier ne me regarde pas, parce que je sais très bien qu’il m’accuserait de jouer une fois de plus les exhibitionnistes.
Je marche jusqu’à l’eau et trempe mes pieds dedans. Les vagues viennent chatouiller mes mollets, et je mouille légèrement ma nuque pour m’habituer au froid. Un ferry fait sonner au loin sa corne de brume.
J’avance dans l’eau jusqu’à perdre pied, et le froid perce mon corps de ses milliers d’aiguilles. Tu sais pas vraiment ce que tu fais, mais tu le fais. Tu laisses courir les choses. Ou peut-être que tu penses trouver Vincent à Portsmouth.
J’entends Xavier hurler quelque chose loin derrière moi, mais le vent couvre ses paroles. Claquant des dents, je me mets à nager en direction de l’Angleterre, et l’espace d’un instant il ne me paraît pas impossible de l’atteindre.
Chaque vague me ramène en arrière, et je dois lutter de toutes mes forces pour avancer malgré tout. Je revois mon objectif à la baisse, et espère pouvoir simplement me faire tracter par un ferry. L’eau glaciale s’infiltre par chaque pore de ma peau et m’empêche de réfléchir clairement. Après quelques dizaines de mètres contre le courant, épuisé, je me mets à faire la planche.
C’est alors que je remarque Xavier qui fonce dans l’eau tout habillé, se lançant à ma poursuite. J’aimerais que les quelques minutes qu’il me reste à vivre ne soient pas perturbées par un défenseur acharné de la terre ferme.
Le froid a maintenant engourdi tous mes membres, et je peine à les remuer. Xavier perd pied à son tour, et son problème à lui c’est qu’il sait à peine nager.
Et encore une fois, l’idée qu’il meure sans que je l’aie voulu m’est insupportable. Je m’élance à sa rencontre, et le courant est cette fois de mon côté. Aidé par les vagues, je mets quelques secondes à parcourir le chemin en sens inverse, tandis que mon ami sombre dans les profondeurs de l’océan.
Je l’attrape par les aisselles et le traîne en direction du rivage, les jambes tiraillées par la douleur. Arrivés à la terre ferme, à bout de forces, nous nous étendons sur le sable, les pieds chatouillés par les vagues.
-Tu as encore essayé de te suicider, dis-je en grelottant.
Il sourit de ses lèvres bleuies, et me flanque un coup de poing dans l’épaule, mais heureusement le froid anesthésie la douleur.


Note: Vérifier si les ferrys ont des cornes de brume.

Prochainement: Roger est de retour.

19 novembre 2009

07. Martine

Que quelqu’un fasse quelque chose: Il y a un prétendu écrivain qui se balade ivre parmi les convives pour parler de lui.
J’explique à Martine d’où vient mon pseudo et elle explose de rire en me disant que je suis vraiment pathétique. Je me renfrogne, et voyant qu’elle m’a vexé, elle pose doucement ses lèvres sur mes joues, avant d’ajouter que je pique.
-Ce que je voulais expliquer, dis-je en faisant quelques efforts pour articuler, c’est que je veux pas m’éloigner du côté populaire de l’art.
-C’est vrai que tu étais en plein dans les émeutes?
Je baisse les yeux et souris en tentant de paraître modeste. Je réponds que j’essaye d’être un écrivain populaire, et elle me fait remarquer que je n’ai que ce mot là à la bouche. En fait je ne suis pas vraiment d’humeur à faire face à la critique, alors je lui demande si elle veut voir mes tatouages.
Son rire est des plus francs, et me désarçonne un peu. Les effets de l’alcool agrandissent son sourire, et me rapetissent un peu. Il fallait que je tombe sur la seule connasse de la soirée qui apprécie que je fasse n’importe quoi.
Un peu maladroitement je commence à défaire les boutons de ma chemise, pendant qu’elle m’observe d’un regard amusé. Je sens une main se poser sur mon épaule et me tirer vers l’arrière. Vincent me plaque contre un mur en me demandant pourquoi je ne manque jamais une occasion de me ridiculiser. Articulant à peine, je lui réponds que j’en ai rien à foutre parce que je vais conquérir le monde et forcer les gens à m’aimer.
Il me fait assoir sur une chaise en marmonnant que je tiens l’alcool comme sa sœur, et me met de petites claques pour me réveiller. La musique est trop forte, et la pièce n’est pas assez éclairée. Je crois que si on s’amuse comme ça c’est parce qu’on a pas encore trouvé d’autre manière de le faire. On danse au bord des précipices, en attendant de savoir si la guerre civile aura bien lieu.
L’ivresse brouille les couleurs autour de moi et me fait vivre dans un tableau impressionniste. La voix lointaine de Xavier m’explique que Vincent est parti se chercher un verre, avant de me demander si j’ai croisé de beaux mecs ce soir.
J’ouvre grand les yeux et le gratifie d’un doigt d’honneur avec l’annulaire. J’essuie la sueur sur mon front avec une veste qui traîne sur un dos de chaise, et râle au sujet de la musique de merde qui passe à fond.
Vincent nous rejoint et explique à Xavier que j’ai traumatisé Martine en essayant de me foutre à poil devant elle. Ce dernier lui répond que ce serait plus facile pour tout le monde si j’assumais enfin mon homosexualité. Vincent, plus sérieux, me demande pourquoi je n’ai jamais de copine.
-Parce que les meufs détestent les écrivains, dis-je en étouffant un rot alcoolisé.
Mes deux amis écarquillent les yeux, atterrés par ma bêtise. J'ai l'impression que malgré toutes les précautions que je prends, moins je bois d'alcool, et plus je finis dans des états lamentables.
Je précise que c’est une blague sur un ton d’excuse, mais Vincent et Xavier m’abandonnent seul sur ma chaise pour retourner s’amuser pour de vrai.
Les couleurs accompagnent les danseurs et contredisent le rythme de la musique. C’est pas possible que les choses soient aussi absurdes, et je me rassure en me répétant que tout rentrera dans l’ordre après un bon verre d’eau.
Je laisse mes suppositions s’évaporer dans l’ambiance de la fête, et j’aperçois de loin Martine qui danse avec un type bien moins ivre que moi. Cette chaise sur laquelle je suis assis est un trône que j’ai bâti pour être le roi des cons. Mon fief s’étend jusqu’à la cuisine et je règne sur quelques mètres carrés de champs en friche, parce qu’il faut bien laisser les cultures se reposer pour avoir de bonnes récoltes l’année d’après.
Les paysans sont armés de fourches et réclament ma tête, mais j’ai une épée,forgée en secret dans la montagne sacrée qui borde mes terres, et elle coupe la pierre comme si c’était du pudding. Alors ce n’est vraiment pas quelques simples humains qui vont me faire peur.

-Dieu merci, j’ai cru que j’avais rêvé tout ça en me branlant tout bourré…
Martine explose de rire, et je n’en reviens pas d’avoir dit ça dès le réveil. Je réalise avec effroi que je suis encore ivre. Je relève le drap et m’extrait promptement du lit pour enfiler mon maudit jogging. La station debout s’avère pénible, et je me sens incapable de regretter quoi que ce soit, parce que je suis déjà mort.
Martine m’explique que je suis moins musclé que dans ses souvenirs, pendant que je titube jusqu’à la cafetière. J’observe mon cadavre de loin, il est debout et se débat avec une situation qui le dépasse. Je me demande pourquoi il panique autant, vu qu’il ne risque plus rien maintenant.
Le mort-vivant demande poliment à sa dulcinée si elle veut du café, et vide le paquet dans un filtre sans attendre la réponse. Il met la machine en marche et retourne se mettre au lit en gardant son jogging. La fille vient se blottir contre lui en lui demandant ce qu’il fait aujourd’hui, et il répond qu’il travaille.
-Tu travailles chez toi, non? Xavier m’a dit que tu écrivais pour un blog en ce moment.
-En fait je suis serveur.
-Mais tu es aussi écrivain?
Je souris comme pour éluder la question. En fait je sais pas vraiment ce que je suis, et j’ai prétendu être écrivain pour coucher avec cette fille. Le bruit de la cafetière vient combler le vide de la conversation, pendant que j’essaye de maintenir dans mon crâne les phrases stupides qui tambourinent pour sortir.
Ma chambre tremble sur ses fondations, et je pose ma tête sur la poitrine de Martine pour cacher à ma vue ce monde qui remue parce qu’il n’a rien trouvé de plus amusant. Le soleil perce violemment les rideaux, et donne une teinte orangée à la pièce. Les feuilles des arbres font des ombres chinoises sur le mur, qui dansent comme un mobile.
-Je crois que je fais souvent n’importe quoi, dis-je.
-Ouais, répond-elle. C’est trop cool.
La cafetière a maintenant cessé son vacarme. Je rabats le drap, et Martine me traite d’enculé parce qu’il fait froid chez moi. Je crois que le café ne va pas suffire.
Je me lève pour aller nous servir deux tasses, et je l’entends dans mon dos qui me fait la remarque que j’ai une sacrée collection de bandes dessinées, avant de me demander si elle peut en lire une. Un peu revenu de mon ivresse, je retourne me mettre au lit avec les tasses, et cette fois je retire mon jogging.
-C’est trop cool, dis-je en sirotant mon café.
-Carrément.

Vincent est parti ce matin. Sa mère nous a appelés en pleurs pour nous dire qu’il allait chercher sa copine bloquée en plein dans les nouvelles émeutes qui éclatent en province, à cause de la grève générale de la SNCF. Le temps qu’on arrive pour le raisonner, il était déjà loin. Ce con a pris son scooter, en assurant qu’il ne risquait rien, avant de se précipiter vers l’œil du cyclone. Sa tendance à jouer les chevaliers est l’un de nos sujets de plaisanteries récurrents.
Je bâille à gorge déployée, en observant les reflets rougeâtres du coucher de soleil sur la capitale. Les passants mécontents m’observent d’un œil méfiant, sans doute à cause de la cigarette que je fume qui pollue l’air qu’ils respirent. Ou peut-être parce Xavier a garé la voiture de la mère de Vincent en plein milieu de la route.
J’explique à Martine qu’il ne s’agit pas vraiment d’un week-end à la campagne mais d’une opération de sauvetage, et elle se moque de ma tendance à tout dramatiser. C’est pas elle qui a dû promettre à une mère morte d’inquiétude de lui ramener son fils vivant. Xavier, lui, fait des allers-retours nerveux pour charger le coffre du véhicule de mille trucs inutiles qu’il emporte «au cas où l’on doive faire face à une guerre civile». J’ai envie de lui expliquer qu’on utilise pas de napalm pour réprimer les révolutions, et qu’il est inutile d’emporter des tenues ignifugées.
Le crépuscule assombrit le regard de Martine, et dessine des soucis sur son visage. Je lui explique que ce n’est pas grave, et que je reviendrai bien un jour.
-Je sais, répond-elle. Ce qui me rend triste c’est que je sais très bien que je ne t’attendrai pas.
Xavier me hurle de loin qu’il a fini de charger la voiture. J’aimerais que les gens voient le côté courageux de ce que je fais, même quand ce que je fais est stupide. Martine m’embrasse, un peu trop poliment à mon goût. J’aurais préféré plus de fougue pour un baiser d’adieu, mais c’est parce que je regarde trop de films américains.
Elle passe sa main sur ma joue avec douceur en me demandant pourquoi je ne suis jamais bien rasé, et ma réponse la fait rire. Elle me colle une petite claque au cul et je vais rejoindre Xavier à la voiture, un peu honteux. Il démarre et nous quittons Paris sans que j’aie pu dire à Martine que j’ai finalement changé d’avis.
L’autoroute s’ouvre à nous, dans la lumière incandescente, et nous emmène droit sur les flammes du crépuscule. J’ai subitement peur de ce qu’il y a derrière, et commence à comprendre l’utilité des combinaisons ignifugées.
-Pourquoi t’appelles toutes les filles «Martine»? me demande Xavier.
-Ca m’évite de les confondre entre elles.
-C’est une réponse de pédé.
En fait c’est certainement parce que j’envisage trop le genre humain par rapport à moi. Sur les panneaux d’indications de l’autoroute ont été accrochées des banderoles qui disent «marre de s’en prendre plein la gueule», et je crois que pour la première fois je pardonne ceux qui ont voté à droite.
Xavier semble en forme pour conduire de nuit, mais je m’efforce de garder les yeux ouverts pour lui tenir compagnie.
-Mec, dis-je, pourquoi on est incapable de réagir avec modération?
Il accélère imperceptiblement. L’autoroute est pratiquement déserte, et le soleil maintenant couché ne signale sa présence que par quelques nuages violets qui planent au dessus de la ligne d’horizon. C’est presque trop d’espace d’un seul coup.
Xavier n’a pas besoin de répondre à ma question.


Note: N’oublie pas que ta mère va lire ça.

Prochainement: Xavier dit qu’il est trop intelligent pour se suicider.
 
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